La loi et l'ordre en pratique : une approche nouvelle de la violence raciale par la ville de Boston [1].
Paru dans Sociologie du travail, no 4, 1985, pp. 436-452. Traduit de l'anglais par Dominique Monjardet.

Feuille Principale  |  Notes

Par Gary T. Marx et S. Wexler

Un des résultats les mieux et les plus anciennement assurés de la recherche sociologique sur la police en Amérique du Nord établit que celle-ci est beaucoup plus efficace pour le maintien de l'ordre quotidien que pour la prévention et la répression de la délinquance. À l'interstice des deux, sans relever réellement de chacun, la violence raciale ordinaire passe aisément au travers de ses filets, et d’autant plus que la police manifeste d'ordinaire fort peu de conviction pour agir dans ce domaine. L'expérience menée à Boston depuis 1978 montre qu'il n'y a là nulle fatalité et que, pour autant qu'une volonté politique ferme la dirige, la police peut, dans ce domaine également, faire preuve d'efficacité. Techniques policières sans doute, mais aussi, à travers leur mise en œuvre, « la nation que nous prétendons être ».

 

La violence interraciale et interethnique constitue toujours un problème aux États-Unis. Bien qu'on ne dispose pas de données d'ensemble au niveau national, les commissions d'enquête, les chiffres collationnés par certaines municipalités et les informations de presse laissent penser que cette violence s'accroît [2]. Parmi les exemples récents, on peut citer cette famille noire du comté de Prince George (Maryland) qui a reçu la visite du président Reagan après qu'une croix enflammée eut été disposée sur leur pelouse, le cas de sept familles de réfugiés cambodgiens qui ont dû quitter Brooklyn à la suite d'agressions continuelles des jeunes du quartier, les coups de feu essuyés par des Noirs faisant du jogging à Jordan (Vermont), le cas d'un Américain d'origine asiatique battu à mort à Detroit par deux chômeurs qui ont déclaré l'avoir pris pour un Japonais, l'incendie d'un bateau de pêche appartenant à des réfugiés vietnamiens au Texas, des croix gammées peintes sur des synagogues dans le comté de Nassau, etc. Une ligue antiraciste fait état de l'accroissement constant des actes de vandalisme antisémites qui sont passés de 49 cas enregistrés en 1978 à 670 en 1983.

Il s'agit là d'un défi pour les municipalités. Au regard de la loi ces actes sont souvent ambigus : indignes d'une société civilisée, ils ne constituent en général que des délits contraventionnels et n’ont parfois pas de caractère à proprement parler délictueux, même s'ils occasionnent un préjudice considérable aux victimes. Sous l'abri protecteur de la liberté d'expression les injures et les calomnies verbales les plus ravageuses peuvent s'abriter.

Une des réactions classiques des municipalités consiste à regarder ailleurs dans l'espoir que le phénomène disparaîtra de lui-même, avec le sentiment qu'une intervention active ne ferait qu'empirer les choses en focalisant l'attention sur le problème. Compte tenu en outre que les polices urbaines sont soumises à bien d'autres sollicitations pressantes, il n'est guère surprenant que l'application de la loi dans ce domaine soit demeurée minimale, sauf dans les cas les plus extrêmes. Même lorsque existe une volonté affirmée de faire quelque chose, ce que la police pourrait et devrait faire devant ces agressions raciales relativement peu organisées n'est pas clair. La plupart des juridictions manquent également des moyens et des ressources légales pour y faire face activement.

Du côté de la police, les réponses traditionnelles ne sont guère efficaces. La plupart des grands corps de police ont des programmes de relations communautaires : même si les policiers qui en ont la charge sont sensibilisés au problème, ils ne peuvent généralement faire grand-chose d'autre que lancer des appels à la bonne volonté et à la compréhension. Ils sont plus souvent préoccupés des relations entre la police et la population que des conflits entre les différentes communautés, et en outre leur mission n'est pas centrée sur l'application de la loi.

De même la plupart des grands corps de police disposent, pour faire face à la violence politique organisée, d’unités spécialisées dans le renseignement, la pénétration et la lutte antiterroriste. Quelques villes ont même des unités qui s'occupent presque exclusivement des groupuscules racistes comme le Klan ou le Parti national-socialiste blanc et qui recourent aux informateurs, à la surveillance électronique et à l'infiltration. Mais le harcèlement ou les agressions raciales sont loin d'être toujours le fait de gens appartenant à des organisations explicitement racistes : le plus souvent il n'y a pas de groupe constitué à infiltrer et les agressions ne sont pas programmées.

Enfin de nombreux corps de police maintiennent un dispositif au moins rudimentaire (et quelque peu rouillé) pour faire face au type de violence raciale que l'on a connu au cours des émeutes urbaines des années soixante (ou plus récemment à Miami). Mais les tactiques quasi militaires de traitement de l'émeute visent un type de violence continu, à large échelle, et sont de peu d'utilité pour la guérilla et ce type de violence sporadique, discontinu, n'impliquant que de faibles effectifs. La capacité à détecter les auteurs d'agressions apparemment aléatoires, provoquées par la couleur de la peau, la religion ou l'origine ethnique, est un vieux problème historique et, malheureusement aussi, d'actualité [3].

Dans cette étude de cas nous analyserons la façon dont la ville de Boston a pris en charge ce problème, les raisons de l'apparente efficacité des mesures prises et les conclusions qu'on peut en tirer pour d'autres villes. Cet article repose sur les dix années d'expérience de S. Wexcler au sein de la police de Boston.

Devant l'insuffisance des approches conventionnelles, la police de Boston fut amenée à créer une unité spécialisée chargée de deux missions principales : d'une part s'occuper des victimes d'agressions raciales, d'autre part mettre sur pied un dispositif d'application de la loi spécifique. Elle emprunta ses techniques aux agences fédérales pour le respect des droits civiques, au renseignement spécialisé et aux relations communautaires : il s'agissait de mettre en commun la perspective du respect des droits civiques et les moyens d'action propres à la police. En mettant en œuvre de nouveaux outils, la police s'attaqua aux agressions raciales et noua de nouvelles relations avec les organisations de défense des droits de l'homme et les autres organismes concernés, agences gouvernementales ou associations.

Boston offre l'exemple d'un des rares efforts contemporains pour traiter des problèmes de la violence et du harcèlement racial par un effort actif de mise en œuvre de la loi, qui apparaît en outre comme relativement efficace. De 1979 (première année où des statistiques détaillées ont été collationnées) à 1983, le nombre d'incidents raciaux enregistrés a décru des deux tiers, passant de 533 à 178, et le département de police de Boston a joué – à travers la création de l'unité contre les désordres communautaires (UDC) – un rôle majeur dans l'obtention de ce résultat.

Boston ne paraissait pourtant pas le lieu le plus propice à l'invention d’une approche nouvelle des problèmes de la violence raciale. La ville fut le théâtre d'une résistance violente et prolonger à l'application d’une ordonnance de justice fédérale sur la déségrégation scolaire en 1974. Une photo de l'époque, qui valut le prix Pulitzer à son auteur, saisissait un homme noir, bien habillé, attaqué en face de l'hôtel de ville de Boston par un groupe de jeunes gens blancs brandissant un drapeau américain. Boston, malgré ses universités, ses traditions libérales et son rôle historique de centre abolitionniste et d'étape du « chemin de fer souterrain » était considérée dans toute l'Union comme une ville symbole du racisme du Nord.

Avec l'agression raciale, Boston connaissait un problème majeur, et qui semblait s'aggraver. Elle se manifestait le plus souvent dans les quartiers récemment intégrés et dans les nouvelles cités. Ses coûts individuels, sociaux et économiques étaient énormes. À l'été 1978, des forces tant internes qu'externes se mobilisèrent pour apporter des changements significatifs dans la façon dont la police traitait jusqu'alors les crimes à connotation raciale. Ce qui était méconnu ou ignoré devint officiellement visible, et son traitement reçut une priorité affirmée.

Le harcèlement des Noirs vivant dans les grands ensembles municipaux à prédominance blanche devint une question publique majeure en 1978. Les médias locaux, les leaders des communautés et les groupes militants jouèrent un rôle essentiel pour focaliser l'attention sur ce problème. Le Comité des juristes pour les droits civiques (un rassemblement d'avocats des principaux cabinets de Boston) intenta des procès contre la ville dans l'intention de protéger les citoyens appartenant à des minorités contre un courant persistant d'agressions criminelles dans les résidences municipales. D'autres groupes militant pour les droits civiques essayèrent d'empêcher la municipalité de recevoir les subventions fédérales pour le logement tant qu'elle ne mettrait pas en œuvre un programme pour la protection des résidents minoritaires.

Les agressions raciales revêtaient des formes multiples : injures peintes sur les maisons, vitres des voitures brisées, menaces par téléphone, agressions physiques, intimidation et mêmes incendies.

Le chef de la police, prudent mais concerné, demanda à ses services d’analyser les incidents survenus dans les quartiers les plus touchés et de déterminer si, et dans quelle mesure, ce qui s'y passait reflétait la situation générale dans la ville. Il cherchait à découvrir si les incidents à connotation raciale étaient significativement différents des autres types de crimes, comment les victimes ressentaient la réponse policière, et si le département était saisi du problème de façon adéquate. L'étendue et les modes d'agression et de harcèlement raciaux révélés par l'enquête de la police surprirent même les observateurs les plus aguerris.

Les victimes connues furent interrogées, leurs réponses étaient identiques : ils avaient subi des actes répétés de vandalisme inspirés par le racisme et dans la majorité des cas n'en avaient pas fait part à la police. On ne déclarait à celle-ci que les cas les plus graves, et encore, pas toujours. Dans les cas où la police était saisie, il n'y avait que très rarement d'arrestations et fort peu d'enquête suivie. Des citoyens rapportèrent les propos de policiers disant aux victimes qu'ils ne pouvaient pas faire grand-chose et dans certains cas leur suggérant qu'ils étaient « idiots d'habiter ici ». Des rapports émanant de tous les quartiers de la ville mirent en évidence que les menaces, l’intimidation, la violence et la peur faisaient partie de la vie quotidienne de bien des résidents minoritaires. Cependant tous ces actes restaient des « crimes privés » ne recevant qu'exceptionnellement une attention réelle de la police ou des médias.

Ainsi, ce que les membres des minorités et les groupes pour les droits civiques avaient dénoncé recevait maintenant une confirmation officielle. Le nombre des faits enregistrés n'était qu'une fraction du nombre réel d'incidents. En extrapolant des incidents enregistrés au nombre révélé par les entretiens réalisés par la police, le problème apparut considérablement plus grave que ce que les autorités pensaient.

Un haut fonctionnaire de police fit le rapprochement entre le traitement des victimes de la violence raciale et la façon dont la police avait traditionnellement traité les femmes victimes de viols : manifestant une incompréhension du traumatisme subi et amenant souvent, par des questions brutales et un scepticisme affiché, la victime à ressentir elle-même de la culpabilité pour le crime subi. De même que les victimes de viols, les citoyens victimes de violences raciales s'adressaient à la police en quête d'assistance et de compréhension ; on peut facilement imaginer les sentiments d'un nouveau résident dont les fenêtres ont été brisées pour la troisième nuit consécutive et qui s'entend dire par un policier que ce n'est que du vandalisme ordinaire, que la police ne peut rien faire et que le plaignant devrait songer à déménager. Comme certaines victimes de viols, de nombreux membres des minorités avaient l'impression que la police, même si elle ne manifestait pas toujours sa sympathie pour les coupables, du moins mettait en cause la crédibilité des victimes. Et, comme dans le cas du viol, l'insensibilité et l'inégalité du traitement accordé conduisaient à une considérable sous-déclaration de la violence raciale.

Même lorsque des cas de violence et de harcèlement raciaux étaient déclarés à la police, la routine bureaucratique s'employait à limiter leur visibilité. Rétrospectivement l'existence d'une vague de crimes à motivation raciale nous semble évidente. À l'époque la police ne réalisait pas son ampleur, comparée à un bilan de plus de 65 000 crimes de prendre catégorie (meurtre, viol, agression aggravée, cambriolage, vol d'auto et incendie volontaire), le vandalisme, catégorie dans laquelle sont rangés la plupart des incidents raciaux, n'est pas un crime de première catégorie.

Les dirigeants de la police répondent à ce volume de délits en établissant des priorités pour les enquêtes : les crimes contre les personnes (meurtre, viol, agression) reçoivent la première priorité tandis que les crimes contre les biens (vols d'auto, cambriolages, etc.) reçoivent la dernière. Le vandalisme reçoit traditionnellement peu d'attention au-delà du rapport initial. Ce système peut paraître globalement raisonnable, mais il est désastreux dans certains cas particuliers ; ainsi dans le cas concerné, les crimes de nature raciale étaient le plus souvent dissimulés sous la routine.

L'enquête initiée par le directeur de la police a révélé un courant inexistant et persistant de violence raciale et le sentiment des victimes que la police ne se souciait pas de leurs plaintes quand même, par son indifférence, elle ne prenait pas parti pour les agresseurs. La qualification de « vandalisme » attribuée à la majorité des incidents raciaux méconnaissait l'impact symbolique de ces crimes et de leur répétition, le renforcement des antagonismes entre les groupes ethniques et l'accentuation de l'image de Boston comme ville en proie aux troubles raciaux.

La crainte des agressions, et leur réelle violence, jointes à l'inaction policière, conduisaient de nombreuses minorités à quitter les zones à prédominance blanche et empêchaient d'autres d'y emménager. Il était clair que la réponse policière à ce problème n'était pas efficace.

La réponse policière

En avril 1978, le directeur de la police de Boston formula des instructions écrites destinées à changer radicalement la façon dont ces incidents devaient être traités [4]. Il créa en outre une unité spéciale : l'unité contre les désordres communautaires (UDC) placée directement sous la responsabilité du bureau du directeur et responsable de la supervision de tous les cas de violence raciale. Ce rattachement visait à établir de façon formelle que le traitement de la violence raciale était devenu une priorité de la direction. Quant aux instructions écrites, elles faisaient de l'application et de la protection des droits civiques un objectif majeur de la police :

La politique de ce département est d'assurer que tout citoyen est à l'abri de toute violence, menace ou harcèlement quelle que soit sa race, sa couleur, ses croyances et son désir de vivre ou de se rendre dans n'importe quel quartier. Lorsque ces droits de tout citoyen sont menacés par la violence, la menace ou toute autre forme de harcèlement, il est du devoir de la polie de procéder à l'arrestation immédiate de ceux qui se sont rendus coupables de tels actes.

Les policiers qui ont à connaître de tels incidents sont impérativement requis de mener immédiatement les actions nécessaires à l'identification de leurs auteurs, leur arrestation et leur présentation au tribunal. En outre ce département recherchera l'assistance des procureurs de l'État et de la Fédération dans tous les cas où s'avérera une violation des droits civiques.

Ces instructions définissaient spécifiquement le type d’incidents visés :

  1. Tous les crimes pour lesquels il y a une preuve que les victimes ont été désignées sur la base de leur race ou d'incidents ou situations mettant en évidence des motivations raciales.
  2. Tous les incidents ou manifestations collectives présentant une possibilité d'incitation au conflit et à la violence entre groupes.
  3. Tous les incidents et situations manifestant des efforts concertés d'une personne ou d'un groupe pour priver d'autres personnes du libre accès à un quartier ou à une communauté dans la ville.

Les modes opératoires de la police furent substantiellement modifiés. Il existe un système informatisé qui traite et classe tous les appels adressés à la police dans un ordre correspondant à des priorités établies. On l’a déjà noté, les incidents raciaux étaient habituellement classés dans la rubrique vandalisme et de ce fait affectés d'une faible priorité. La nouvelle politique stipula que les incidents à connotation raciale recevraient dorénavant le classement le plus élevé : priorité 1, quelle qu'en soit la gravité, ce qui contribua à accroître significativement leur prise en charge par le service. De plus, pour tout incident pouvant avoir une motivation raciale, un gradé était désigné pour se rendre sur les lieux et superviser le traitement du cas. Enfin le chef de district et l’UDC devaient être mis au courant.

Cette politique définissait de façon extrêmement précise les mesures requises. D'après un des cadres de la police qui contribua à la rédaction de ces instructions : « Dans ce domaine, il était nécessaire de détailler très exactement ce que l'on attendait des policiers et des gradés si on voulait obtenir d'eux un minimum d'application. Lorsqu'il s'agit de la violence raciale à Boston, vous ne pouvez pas leur laisser une large autonomie. » Laisser de l'autonomie, c'était affaiblir la crédibilité.

Stipuler une politique n'est évidemment pas en soi une garantie qu'elle sera appliquée, en particulier lorsqu’elle se heurte à un système informel, très établi et peu explicite. Dans la plupart des grands corps de police, des directives sont publiées pratiquement tous les jours, et elles restent souvent lettre morte, sauf s'il est évident que, « celle-là », le chef de police y tient réellement et sérieusement. Une indication de cette volonté est fournie selon que les violations de la nouvelle directive sont ou non sanctionnées, et il est fort commun que les personnels testent ainsi le sérieux réel attaché à une nouvelle règle : s'il n'y a pas de sanction à la non-observation, ni de récompense pour son observation, il y a toute chance pour que le nouvel ordre soit ignoré.

Deux mois après la publication de ces directives sur les désordres urbains, elles étaient largement ignorées. Les incidents raciaux qui continuaient à se produire n'étaient généralement pas traités comme « priorité no 1 », les gradés n'y réagissaient pas de la façon prescrite, les incidents n'étaient pas notifiés à l'unité, et aucune sanction négative n'était venue sanctionner la violation persistante des consignes.

Cette politique bien intentionnée aurait ainsi pu connaître le sort de bien des réformes bureaucratiques si n'étaient survenus en juillet 1978 une série de crimes raciaux que les médias entoureront d'une large publicité. Comme dans les cas de corruption policière, c'est par le scandale que la réforme avança. Quand le directeur de la police apprit les incidents, il convoqua dans son bureau tous les chefs de district, dénonça leur absence d'adhésion à la nouvelle politique et les avertit que tout nouveau manquement à son application serait sévèrement sanctionné. Dans le même temps il étendit le mandat et l'autorité de I'UDC. Ce fut le tournant de la réforme [5]. L'UDC commença à être prise au sérieux par l'ensemble de la police et par là son action commença à se faire sentir dans l'ensemble de la ville. Son effectif passa de quatre à dix policiers à plein temps et ils mirent en œuvre de nombreuses stratégies, nouvelles aussi bien que traditionnelles, pour s'attaquer au crime racial. Un système informatisé d'analyse et de suivi des incidents fut créé.

Une stratégie coordonnée d'application de la loi, couplée avec l’action des groupes pour les droits civiques, a fondamentalement modifié le cours de la violence raciale à Boston. Il faut sans doute se méfier des statistiques dans ce domaine [6] (avant 1978 elles n'existaient pas et la sous-déclaration reste courante), mais le déclin continu du nombre des incidents raciaux enregistrés de 1978 à aujourd'hui est néanmoins significatif, comme le montre le tableau suivant :

 

Tableau 1 – Nombre d'incidents enregistrés par l’unité contre les désordres communautaires, par district, de 1979 à 1983

District
1979
1980
1981
1982
1983
Total
1. Downtown
2. Roxbury
3. Mattapan
4. Back Bay
5. Hyde Park
6. S. Boston
7. E. Boston
11. Dorchester
13. Jamaica Plain
14. Brighton
15. Charlestown
5
35
74
7
167
36
24
105
30
31
19
4
32
35
11
74
24
17
100
27
41
12
7
26
19
2
75
12
17
56
9
4
11
10
19
29
4
65
11
8
71
16
3
5
4
10
5
9
60
7
4
60
7
6
6
30
122
162
33
441
90
70
392
89
85
53
Total
533
377
238
241
178
1 567

 

On peut attribuer le succès de l'UDC à une série de facteurs clés. Le plus significatif est peut-être la protection et l'encouragement qu'elle a reçus du premier responsable de l'agence. Le directeur de la police apporta constamment et puissamment son soutien à l'unité, tant sur le plan administratif que professionnel. Du point de vue administratif il a récompensé les chefs de district qui adhéraient à la nouvelle politique et les a sanctionnés quand ils ne respectaient pas les procédures prévues. Du point de vue professionnel, celui des carrières, les policiers de l’UDC ont tous été promus détectives, et certains à un échelon plus élevé, preuve pour eux, comme pour les autres policiers, de la valeur attribuée à leur tâche.

Au-delà de leurs intérêts de carrière et de leurs motivations idéologiques, les policiers de l’UDQ d'origines ethniques diverses, ont abordé cette mission avec énergie, ouverture d'esprit et créativité. À ce que d'autres considéraient comme des délits mineurs, ils ont consacré leur temps sans compter leurs heures. Lorsque, dans le meilleur des cas, tout ce qu'ils pouvaient espérer était de trouver un jeune jetant des pierres ou traçant des injures sur une maison, ils n'en ont pas moins pensé que le prendre sur le fait était nécessaire si on voulait arriver à refréner la vague de violence dans la communauté. Des policiers qui en avaient vu d'autres se sont identifiés aux victimes des agressions raciales et se sont indignés des outrages qu'ils constataient quotidiennement, ils ont cru que leur intervention pouvait changer les choses.

Un autre facteur important du succès de l'unité fut la mise en application des dispositions des lois fédérales sur les droits civiques et la prévention des actes de violence envers les minorités [7]. Les dispositions correspondantes furent votées au niveau de l'État et ont donné la possibilité d'agir par voie d'injonctions individuelles. Dans le même ordre d'idée, la possibilité de mettre en œuvre la procédure civile a constitué une nouvelle approche de l'application locale de la loi [8] : les moyens de preuve sont dans ce cas moins exigeants que dans la procédure criminelle et les juridictions compétentes, d'un ordre plus élevé (d'État ou fédérales), sont moins sensibles à l'atmosphère raciale locale. Cette technique a ainsi le double mérite de permettre des mesures préventives et de procurer aux agences chargées de faire respecter la loi un dispositif solide pour traiter les problèmes de violence raciale. Le pouvoir de l'injonction repose sur les caractéristiques fondamentales de la dissuasion : la rapidité et la certitude de la riposte. Les différentes étapes de la qualification du délit, de son attribution à un auteur et de la condamnation sont provisoirement confondues. La prison ainsi cesse d'être une menace creuse ou incertaine. Dès lors qu'un comportement de harcèlement racial est identifié et que la preuve en est fournie au juge, celui-ci émet une injonction. Les auteurs font l'objet de l'avertissement formel que toute nouvelle violation entraînera leur emprisonnement immédiat. Procédure qui contraste tant avec les habituels délais de la justice locale qu'avec l'expérience passée des auteurs de harcèlement racial qui, arrêtés, pouvaient escompter son indulgence, voire même l'absence de toute sanction. Et cela tout particulièrement pour les jeunes qui, traduits devant le tribunal des mineurs, n'éprouvaient aucune crainte de la prison.

L'UDC a créé et coordonné un group spécial inter-administrations [9] avec des représentants des agences spécialisées au niveau local, d'État et fédéral, et ce groupe a réussi dans de nombreux cas à identifier des suspects et à les faire juger. Cette innovation était souhaitable parce que certains cas tombaient hors de la juridiction de la police locale et que d'autres agences disposaient de ressources et de compétences dont manquait la police de Boston. Une direction et une gestion averties ont permis d'éviter les rivalités mesquines et les batailles de frontières qui caractérisent souvent les rapports entre les différentes administrations chargées de l’application des lois. La mise en commun dans ce groupe des ressources d'agences spécialisées s'est ainsi révélée un puissant instrument d'action. On peut illustrer l’éventail des incidents dont l'unité eut à connaître et les stratégies qu'elle a mises en œuvre par les cinq exemples suivants qui incluent : 1) la procédure d'injonctions ; 2) l'enquête de cas intensive ; 3) la surveillance dissimulée avant un incident ; 4) le recours aux pièges ; 5) la preuve d'une attitude discriminatoire par le recours à des tests.

1. LA PROCÉDURE D'INJONCTION. En dépit de nombreuses arrestations de jeunes, quelques familles noires continuaient d'être harcelées dans un quartier à dominante blanche. L'UDC connaissait les responsables. Des preuves furent présentées à l'attorney général indiquant que certains jeunes blancs étaient impliqués dans un effort concerté pour priver des familles noires des droits civiques constitutionnellement garantis par la loi du Massachusett. L'attorney général déposa une demande d'injonction auprès de la cour supérieure et obtint également un ordre restrictif temporaire pour protéger les familles de nouvelles formes de harcèlement. L'ordre restrictif fut adressé à dix jeunes identifiés comme les plus actifs dans ces incidents. Par la suite un jugement fut rendu par accord entre le ministère public et les défendants. Par ce jugement il était ordonna à ceux-ci de s'abstenir de

... Agresser, menacer, jeter des pierres, insulter, intimider, harceler, injurier verbalement, par téléphone ou autrement, les résidents noirs de Hyde Park ou leurs hôtes ; ou de provoquer des blessures ou autres dommages par jet de pierres, incendie ou tout autre moyen, aux personnes ou aux propriétés de ces résidents ou de leurs hôtes.

Un jeune qui défia l'ordre en harcelant une famille fut immédiatement condamné à soixante jours de prison. Le résultat fut une réduction significative du harcèlement racial dans ce quartier.

2. L'ENQUÊTE INTENSIVE APRÈS INCIDENT. Une série d'incidents dans une cité avait culminé par l'incendie du domicile d'une famille noire. L'UDC assura un hébergement de secours pour les victimes. Un policier fut placé auprès de l'appartement incendié pour prévenir d'autres dommages. Un group social formé avec du personnel de I'UDC, des policiers du district, des enquêteurs du service du logement et un procureur entreprit une enquête approfondie. Bien que le crime ait été commit à l’heure du dîner et sous une lumière suffisante, aucun résident ne reconnaissait avoir vu quoi que ce soit. La peur de représailles en cas de coopération avec la police était générale. Mais après neuf jours de continuel porte-à-porte et de questions réitérées, quelques témoins furent persuadés de coopérer. Le groupe spécial retraça les éléments du crime et procéda à une arrestation. On aida les témoins à se loger ailleurs. Les tensions dans la cité se réduisirent.

3. LA SURVEILLANCE DISSIMULÉE. Là où une vague d'incidents se révélait, les policiers de l’UDC surveillaient secrètement les personnes et les endroits susceptibles d’agressions. Par exemple des policiers passèrent plusieurs semaines allongés dans les bois par un temps peu clément pour surveiller le domicile d’une famille noire menacée et qui avait récemment emménagé dans un quartier troublé. Dans un grand ensemble qui connaissait un sévère problème d'agressions menées sur le mode de la guérilla, les policiers utilisèrent la maison d’une des victimes comme « poste de guet » et un policier se cacha à l'intérieur avec un talkie-walkie. Le numéro de téléphone de cette maison fut donné à d'autres victimes (et à des victimes potentielles) qui furent encouragées à appeler au cas où elles verraient quelque chose de suspect. Ce policier restait en contact avec une équipe de I'UDC capable de répondre dans un délai de quelques secondes à toute agression. Avec une poignée de policiers seulement, l'unité était en mesure de protéger tout un quartier et réussit à impliquer dans cette protection les personnes concernées de la communauté.

4. VICTIMES DÉGUISÉES. Après qu'une surveillance constante eut échoué à découvrir les responsables d'un ensemble d’agressions dans une autre cité, un appartement fut loué par deux policiers déguisés, qui se prétendirent mariés et l'occupèrent. De même, en réponse à des attaques subies par des marins noirs dans le district du port, des policiers revêtirent des uniformes de marin et déambulèrent dans la zone où les attaques s'étaient produites. S'ils étaient l'objet d’agressions, des unités se tenaient en couverture à proximité immédiate, capables de procéder sur-le-champ à des arrestations.

5. TESTS PIÈGES. Un night-club de Boston exigeait des noirs qui s'y présentaient une carte de « VIP » et de multiples preuves d'identification, tandis que les blancs étaient dispensés de toutes ces formalités [10]. L'UDC en entendit parler et plaça l'établissement sous surveillance, tout en questionnant les Noirs à qui l'entrée était refusée. On observa ainsi un modèle de discrimination sélective, et une stratégie discrète fut mise au point pour tester ces pratiques discriminatoires. Un groupe de policiers blancs en civil se présentèrent et furent admis dans le club, puis un nombre égal de policiers noirs cherchèrent à entrer. Bien que les deux groupes étaient formés de policiers du même âge et habillés de façon comparable, les Noirs se virent opposer de multiples arguties, et finalement refuser l’entrée. L'établissement fut cité devant le tribunal pour violation de sa licence d'exploitation et une copie de la citation fut expiée au Bureau des licences de Boston. Les policiers témoignèrent à l'enquête, et par une division vigoureusement argumentée, le Bureau retira au night-club sa licence pour faits de discrimination.

Implications

Boston, par sa riche tradition de cohabitation ethnique et l'acuité qu'y a prise la controverse sur le «  busing », est de quelque façon un cas singulier. La publicité autour de la violence raciale y a été plus importante qu'ailleurs dans la mesure où celle-ci contrastait plus fortement avec son image de citadelle du savoir et du libéralisme. La ville n'est pourtant certainement pas la seule à connaître des problèmes de l'agression raciale ; par rapport aux autres villes la différence n'est pas de fond mais de degré [11]. À mesure que le peuplement d'origine asiatique et hispanique augmente, il est vraisemblable que le harcèlement racial deviendra dans de nombreuses villes un problème de plus en plus important. Aussi but-il y avoir pour celles-ci quelques leçons à tirer de l'expérience acquise à Boston.

Une enquête par courrier et par téléphone nous a permis, aussi limitée soit-elle, de conclure que la plupart des grandes villes appréhendent ce problème comme Boston avant 1978, c'est-à-dire par la dénégation ou la minimisation. Le racisme joue sans doute dans ce fait son rôle, mais de façon bien moindre que ce ne fut le cas historiquement. Sont tout autant en cause l’indifférence spontanée et la croyance magique selon laquelle un problème qu'on s'abstient de voir cessera par là de se poser. Il est tellement plus facile à court terme de ne pas le voir ou de le déguiser sous d'autres termes : vandalisme, délinquance commune, voire faute de la victime elle-même. On pense communément que, aussi malheureux soient ces incidents, on ne peut rien faire de réellement sérieux. Nos conceptions habituelles et nos moyens de réponse traditionnels ne sont pas conçus, on l'a déjà noté, pour identifier et prendre au sérieux les agressions raciales qui n'entraînent pas une blessure grave ou des dommages matériels sérieux. Quand les agressions raciales sont confondues avec la criminalité générale, elles passent inaperçues, la patrouille ordinaire et les techniques d'enquête habituelles ne sont pas assez discriminantes pour découvrir ou traiter efficacement le type d'agression raciale qui ravageait Boston.

On ne veut pas dire que le programme mis en œuvre à Boston a été parfait. Il a été critiqué pour consacrer trop d'attention aux agressions dirigées contre les minorités et pas assez à celles des minorités à l'égard des groupes dominants. Les policiers affectés à l'UDC ont fait l'objet, à l'intérieur de la police, de ressentiments : ils bénéficiaient de ressources enlevées à d'autres programmes. À l'inverse, certains porte-parole de groupes minoritaires lui ont reproché de n'en pas faire assez, et les chiffres du tableau 1 montrent à l'évidence que le problème n'a pas disparu. Dans les quartiers les plus troublés, la crainte de l'agression raciale reste encore vive tant chez les Noirs que chez les Blancs [12], et en 1983 la police a encore eu connaissance de 178 incidents. Compte tenu de la sous-déclaration, le nombre réel est certainement plus élevé. Il n'en reste pas moins que ce chiffre, comparé aux 503 incidents enregistrés au démarrage du programme, traduit une décroissance régulière.

On ne peut dire avec certitude quelle part de cette baisse est attribuable au programme lui-même. Les incidents raciaux ont diminué en même temps que les tensions provoquées par le busing et leur baisse est agacement liée, bien qu'à un rythme beaucoup plus rapide, à une diminution générale des crimes de voie publique. Il est aussi possible qu'au fil du temps l'accent sur les nouvelles règles relatives aux incidents raciaux se soit émoussé dans les services et que les policiers aient moins ressenti la pression d’une direction occupée par d'autres problèmes. Cependant il n'est pas douteux que le programme a eu un impact.

La constellation de facteurs qui ont contribué à son succès (l'implication du directeur, un group de policiers hautement motivés, des ressources légales, et la coopération entre les agences) ne peut pas être reproduite à la demande dans n'importe quelle ville. Nous pensons cependant que d'autres cités peuvent tirer parti des efforts entrepris à Boston.

Alors que les désordres raciaux de la fin des années soixante ont suscité des recherches extensives, il n'y en a pratiquement pas eu sur la façon dont les cités traitent le problème de la violence raciale actuelle. L'attention croissante portée à l'agression ethnique et raciale et aux politiques publiques susceptibles d'y être opposées se développe ainsi sur un arrière-fond d'ignorance. Nous ne savons pas grand-chose sur les comportements et les tendances à l'échelon national et leurs variations selon les villes et les groupes ethniques [13]. Y a-t-il eu récemment un accroissement du harcèlement racial et ethnique ? Si oui, est-il identique dans toutes les régions et pour toutes les minorités ? Quels sont les modes principaux d'agression et les caractéristiques de leurs auteurs ? Quelles sont les options stratégiques offertes aux municipalités qui souhaitent se saisir vigoureusement du problème ? Quels sont les avantages, les inconvénients et les conditions des différentes approches possibles ?

En l'absence d’informations de base sur tous ces points, il est prématuré de proposer des recommandations d'action détaillées; nous croyons cependant que quelques-unes, proposées ci-après, auvent être utiles.

1. Les données sur l'agression raciale et ethnique devraient être annuellement collationnées et publiées, de façon à pouvoir identifier les tendances et à aider à prévenir d'éventuelles escalades. Une loi votée par le Maryland en 1982 pourrait sur ce point servir de modèle [14] : elle prescrit à tous les corps de police municipaux d'enregistrer sur des formulaires spéciaux tous les incidents qui ont une motivation raciale ou religieuse. Le collationnement est soigneusement guidé et contrôlé par la police d'État du Maryland et un rapport est publié.

2. L’existence des dispositions fédérales sur les droits civiques et l'agression raciale, ainsi que les moyens de les mettre en œuvre, devraient faire l'objet d'une publicité plus large auprès de tous ceux qui travaillent dans ces domaines.

3. Les États devraient adopter des lois qui :

a) Criminaliseraient des actes tels que les croix enflammées ou l'inscription d’injures raciales sur les immeubles. Une ordonnance en ce sens richement édictée à Washington D.C. pourrait servir de modèle [15] ;

b) Qualifieraient de crime les agressions raciales. À Providence (Rhode Island) par exemple, l'Assemblée a récemment amendé sa législation et ajouté une section consacrée à « l'intimidation ethnique et religieuse », par laquelle les menaces basées sur la race, la religion ou l'origine nationale ne sont plus des offenses mais des crimes [16]. En 1982 New York a ajouté à la loi existante sur le « harcèlement aggravé » la disposition suivante :

Une personne est coupable de harcèlement aggravé au second degré lorsque, dans l'intention de harceler, menacer ou alarmer une autre personne, elle frappe, pousse, cogne ou de toute autre façon soumet une autre personne à un contact physique, ou tente de menacer de le faire, à cause de la race, de la couleur, de la religion ou de l’origine nationale de cette personne [17] ;

c) Procureraient des moyens d'action à la fois civils et criminels au niveau de l'État à ceux dont les droits civiques ont été violés, selon le modèle de l'Acte 16 sur les droits civiques du Massachusetts. Cette loi autorise l'attorney général de l'État à recourir à l'injonction, ou à toute autre mesure d'assistance appropriée « à chaque fois que quelqu'un interfère ou cherche à interférer par des menaces, l'intimidation ou la force » dans l'exercice d'un droit protégé. La loi permet d'attribuer des dommages et intérêts à la victime et prévoit des sanctions criminelles sévères pour toute personne qui interfère « par force ou menace de la force » avec l'exercice d'un droit protégé;

4. Lorsqu'il n'est pas possible ou nécessaire de créer une unité spéciale de police, il devrait y avoir au moins un responsable entraîné pour guider dans la rédaction des rapports d'incidents. Les départements de police qui en ont les moyens devraient recourir plus souvent à des techniques comme celle du piège, du déguisement. etc., qui ne sont pas d'ordinaire mises en œuvre pour les problèmes raciaux de cette nature.

5. Des dispositifs d'échanges d'informations entre les différentes agences chargées de l'application des lois dans ce domaine devaient être développés, en ce qui concerne les contrevenants, leurs caractéristiques, modes d'action et tactiques. C'est déjà le cas de façon informelle entre des groupes tels que le NAACP, l’ADL, le Klan-Watch et le Service des relations communautaires du ministère de la Justice, mais des dispositifs plus officiels devraient être mis en place avec toutes les administrations concernées.

CONCLUSION

Il n'y a pas de réponses faciles, et il n'y a pas une meilleure réponse. Un certain degré d'animosité et de conflit interracial et interethnique est la conséquence inévitable d'une société hétérogène et dynamique, et certaines formes de conflits auvent comporter aussi des éléments positifs. Nous valorisons la liberté d'expression et d'action politiques de la même façon que nous valorisons la tolérance, elles peuvent tirer dans des directions différentes.

L'État, quels que soient ses efforts, ne peut éliminer tout préjugé et tout sentiment d'hostilité interethnique. Une « police de la pensée » modèle « 1984 » appliquée à la tolérance raciale et ethnique n'est certainement pas une perspective engageante. Une morale de la tolérance, la reconnaissance des apports de la diversité ethnique ne sont pas matières législatives, pas plus que la bonne volonté interraciale n'est affaire de clubs. Cependant l'État a un rôle à jouer dans les conditions d’existence d'une société pluraliste viable et dans ce cadre il pleut chercher à créer une atmosphère qui minimise les comportements d'hostilité ethnique et où certaines bornes sont clairement posées.

Les critiques pourraient demander pourquoi la police devrait se soucier d'incidents mineurs de nature raciale comme les remarques insultantes, des croix embrasées, des bombages de swastikas ou des ordures répandues sur la pelouse de tel membre d'un groupe minoritaire. Considérés du seul point de vue légal, la plupart des actes de harcèlement racial n'impliquent pas de crimes sérieux. C'est une forme de désordre qui ressemble fort à celui causé par les adolescents désœuvrés, les ivrognes, les nomades ou les prostituées. Mais dans tous ces cas, la nocivité des injures raciales, des graffiti, des bris de fenêtres et autres formes de vandalisme mineur, va bien au-delà du seul dommage matériel causé. Toute la recherche récente sur la peur du crime a montré qu'elle ne repose pas seulement sur les actes criminels sérieux comme le vol, mais implique toute une série d'incidents liés à ces comportements erratiques qui peuvent ne pas violer la loi ou ne représenter que des infractions bénignes. Cette peur est considérablement accrue pour ces membres des groupes minoritaires qui se sentent vulnérables aux attaques dans la mesure où ils ne pensent pas que la police s'en soucie réellement.

En outre, comme l'indiquent Wilson et Kelling [18] la tolérance vis-à-vis des abus mineurs peut créer un climat favorable aux abus majeurs, lorsque se développe dans le voisinage le sentiment que « tout le monde s'en fout » si ce n'est, pire, que de tels comportements sont appréciés. Le crime de rue a toutes les chances d'être plus élevé quand les comportements déréglés sont ignorés.

Dans le cas de l'agression raciale, il est tout simplement faux de dire que « bâtons et pierres peuvent briser mes os, les mots ne pourront jamais me blesser ». Les mots qui agressent la dignité fondamentale d'une personne peuvent profondément blesser. Et au-delà de cela, la tolérance des autorités vis-à-vis des insultes verbales et du « petit » harcèlement peut facilement conduire à des formes plus graves d'agression, comme le cas de Boston l'a clairement démontré. Les jeunes qui tournent en criant « Nègres » et en urinant sur la pelouse d'une famille noire qui vient d'emménager dans une zone « blanche » peuvent bien aller progressivement jusqu'à la violence physique ou l'incendie. Une réponse affirmée de la police au harcèlement racial est un signal, tant pour ses auteurs que pour leurs victimes potentielles.

L'appel à une réponse en termes de renforcement de la loi pour les types de problèmes raciaux considérés ici but paraître naïf, ou malvenu, à une époque de diète budgétaire et de doutes vis-à-vis de la capacité, et de la responsabilité, des gouvernements à l'égard de toute une série de problèmes. Il est vrai qu’un des résultats essentiels de la recherche sur la police dans les deux dernières décades a été de montrer que son impact sur un grand nombre de types de crimes était fort limité. La police est plus efficace pour le maintien de l'ordre et des normes de comportement traditionnel que pour la lutte contre la criminalité. De plus, en ce qui concerne certains types de problèmes comme le jeu ou la prostitution, non seulement la criminalisation s'est révélée inefficace, mais elle a entraîné un ensemble de conséquences tout aussi indésirables qu'inattendues. Il ne faut pas prendre à la légère la décision de recourir à la loi et à sa stricte application lorsqu'on se trouve en présence d'un problème inhabituel.

L'application de la loi n'est de toute évidence qu'une des approches possibles devant ce type de problème. Les autres approches font intervenir l'éducation, le conseil, les commissions pour les relations humaines et toute une série d'efforts en vue du développement communautaire menés par des groupes religieux, des fondations, les milieux des affaires. Tous ont leur place. Boston, avant 1978, disposait de tout cela en abondance, parallèlement à la violence raciale. Il est possible que Robespierre ait exagéré en disant que « la vertu sans la terreur est impuissante », cependant les appels à la bonne volonté, au sens civique et aux valeurs religieuses se révélèrent parfaitement inappropriés à l'égard des jeunes gens de Boston qui se livraient au harcèlement racial ouvertement et constamment jusqu'à ce que le programme décrit ici soit mis en œuvre. La menace d'être envoyé en prison pour un acte « mineur » de harcèlement racial ne s'est pas, elle, révélée inappropriée. Il est apparu que ce domaine était l’un de ceux où non seulement la mise en œuvre de la loi se révélait appropriée, mais encore était peut-être la seule approche efficace.

Il est trop facile de faire des administrations chargées de l'application des lois autant de boucs émissaires. Quand sont en question les problèmes de race et d'ethnie, et qu'ils tiennent le devant de la scène, il est aisé d'adresser à la police visible une indignation dont l'objet est ailleurs. À la vérité la police peut fort peu de chose sur les inégalités et les problèmes fondamentaux de notre société. Mais elle peut agir de façon à ne pas les empirer. Outre le fait d'aider à assurer les droits civiques les plus élémentaires – être protégé contre les attaques fondées sur l'identité raciale ou ethnique – une forte implication de la police vis-à-vis de l'agression à motivation raciale revêt une importance symbolique considérable. Cela contribue à créer, tant au sein qu'à l'extérieur de la police un climat moral. Cela dit aussi quelque chose de fort important sur le genre de société que nous constituons, et sur la nation que nous prétendons être.

 

Notes:

1. Une première version de ce texte a fait l'objet d'une communication au colloque de recherche annuel de l'Association for Public Policy Analysis and Management, La Nouvelle-Orléans, octobre 1984.

2. Par exemple US Commission on Civil Rigghts, 1983, Intimidation and Violence: Racial and Religious Bigotry in America (Washington DC: USSPO) ; Governor's Task Force on Civil Rights, 1982, Report and Recommandations of the California Fair Employment and Housing Commission: Public Hearings on Racial, Ethnic, and Religious Conflict in Contra Costs Country (California) ; Anti- Defamation League, 1983, Hate Groups in America : A Record of Bigotry and Violence (New York).

3. Cf. G. Meyers, 1960, History of Bigotry in the United States (New York : Capricorn), J. Hingham, 1954, Strangers in the Land : Patterns of America Nativism (New York : Praeger). Ce type de violence ethnique contraste avec les émeutes urbaines de Chicago en 1919 ou de Détroit en 1943 où s’affrontaient des groupes de Noirs et des groupes de Blancs, aussi bien qu’avec les désordres urbains des années 1960 lorsque l’on vit des Noirs s’attaquer aux institutions blanches et aux commerces locaux.

4. Le programme cherchait à combiner les forces de la police et des associations pour les droits de l’homme. La police disposait de moyens d enquête mais accordait généralement une faible priorité aux problèmes que cet article expose. À l'inverse, ces associations ont toujours prêté la plus grande attention à ces questions mais manquaient habituellement de moyens efficaces d'action et d'investigation. Plusieurs autres corps de police de la côte Est ont créé des unités comparables à la fin des années soixante-dix (par exemple à New York ou dans les comtés de Nassau et de West Orange dans le New Jersey)

5. Ordre spécial 78-28, Département de police de Boston, le 7 avril 1978.

6. Voir L. Sherman, Scandal and Reform (New York: Wiley, 1979).

7. Voir Deprivation of rights under color of law, 18 USCS sec. 242; Conspiracy to interfere with civil rights, Depriving persons of rights or privileges, 42 USCS sec. 1985.

8. Mass. Civil Rights Act, 1979 Mass. Acts 801, Mass. Gen. Laws Ann. ch. 12, sec. 11 H. 11 I, ch. 265, sec. 37 (West Supp. 1982-1983).

9. Pour un exemple du rôle crucial que peut jouer un groupe spécial inter-administrations, voir D. Vaughn : The Social Control of Organizations, Chicago, University of Chicago Press, 1984.

10. La discrimination dans la fourniture de biens ou services publics est évidemment d'une nature diffluente de l'agression verbale ou physique directe. Lorsqu'elle est tolérée, elle a cependant un impact certain sur la qualité de la vie. Ne pas réussir à y répondre peut contribuer au conflit interracial (sous forme par exemple de représailles exercées par ceux qui se sont vu refuser leurs droits) et peut aussi encourager les attaques entre les minorités en semblant cautionner et légitimer le racisme.

11. Un indicateur de connotation raciste s'éprouve lorsqu'on songe à quel point une action municipale contraignante serait mise en œuvre si les agressions étaient commises majoritairement par les groupes minoritaires à l'encontre des groupes dominants, plutôt que le contraire.

12. Statistiquement une grande majorité des cas mettaient en cause des Blancs attaquant des membres de groupes minoritaires plutôt que le contraire. Constat qui traduit le mode des incidents raciaux à Boston et non les préférences des policiers assignés à cette unité. Quand des Noirs attaquaient des Blancs, c’était généralement dans le contexte d’un crime à motivation économique, alors que la motivation économique était rarement présente dans le cas de Blancs attaquant des membres de groupes minoritaires. En outre il était rare que le même Blanc fût la victime répétée du même assaillant, tandis que pour le membre d'un groupe minoritaire, il n'était pas rare d'être à plusieurs reprises victime des mêmes Blancs. Enfin de tels cas étaient rarement le fait d'un assaillant unique, mais bien souvent constituaient des crimes collectifs.

13. Le modèle de violence occasionnelle par de petits groupes de jeunes de statut social bas, qui prédominait à Boston, est clairement différent de la violence beaucoup plus organisée et dirigée qui est caractéristique du Klan, et toutes deux diffèrent également des cas, rares, d’homicides en série motivés racialement. Elles diffèrent tout aussi des désordres civils et des émeutes urbaines auxquels réfère la note 2. De même les attaques centrées sur le logement et le quartier peuvent différer de celles centrées sur les voies de circulation, les écoles ou les usines. Il y a aussi des variations selon l’ethnie des victimes : alors que la forme la plus commune de l’incident antisémite consiste dans le vandalisme contre les immeubles de la communauté juive, les incidents raciaux se traduisent plus souvent par des agressions directes sur les personnes.

14. Loi du Maryland, article 88 B sec. 9,10. Dans au moins une ville du Maryland, le flot d'informations augmenta, vraisemblablement sous l'effet d'un programme de récompenses. En 1982 le conseil municipal de Montgomery (Maryland) créa un « Fonds contre la haine et la violence » pour rétribuer les informations conduisant à l'arrestation des individus impliqués dans des actes de haine ou violence raciale ou religieuse. Ce fonds de 50 000 dollars était exclusivement destiné à la police pour que celle-ci rétribue les citoyens fournissant de telles informations. Cf. « Anti- Hate Violent Fund », Montgomery City Council, Bill No. 44-82 (1982).

15. « Anti-Intimidation and Defacing of Public or Private Property, Criminal Penalty Act of 1982 », Washington, DC City Council Act 4-287 (1982).

16. General Laws or Rhode Island, amended Section I, Chapter 11-42, « Threats and Extorsion », Section 11-42-3. « Ethnic or Religious Intimidation ».

17. N.Y. Laws, Chapter 24:, Section 309; Aggravated Harassment in the Second Degree (1982).

18. J. Wilson and G. Kelling, « Broken Windows », The Atlantic Monthly, March, 1982.

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