POINT DE VUE : LE MAINTIEN DE L'ORDRE, UN CHAMP RENOUVELÉ
Paru dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no 27, 1 er trimestre 1997, pp. 11-15.

Feuille Principale

Par Gary T. Marx

Lorsqu’il y a environ trente ans, la commission Kerner s'est penchée sur la question de la gestion policière des émeutes urbaines, il n'existait quasiment aucune recherche en sciences sociales sur le sujet. À considérer les travaux entrepris ces dix dernières années, et tout particulièrement les contributions réunies dans ce numéro des Cahiers de la sécurité intérieure, on mesure aisément le chemin parcouru dans notre compréhension de ces phénomènes. Autre chemin parcouru, celui d'une institutionnalisation progressive, marquée par des styles policiers de plus en plus tolérants et humains, s'appliquant à des manifestations de moins en moins violentes, bien que parfois désordonnées. On verra également un signe positif des temps dans le fait que des chercheurs de différents pays, inscrits dans des traditions diverses et ne pratiquant pas la même langue, en soient venus à se préoccuper des conditions dans lesquelles les démocraties peuvent accepter des formes de compétition non électorales, tout en demeurant des démocraties. Dans la mesure où l'action de la police s'exerce généralement de manière décentralisée et isolée, spatialement et temporellement, tout en mobilisant peu de monde, il est normal que les grandes confrontations de masse étudiées ici revêtent la plus haute importance symbolique. Pour de nombreux citoyens (au-delà de la circulation routière et d'irréalistes séries télévisées), les perceptions de la police se construisent par et à travers l'expérience directe ou indirecte (télévisée) de la mise en œuvre de l'ordre public. La tolérance de la police pour les manifestations contribue également à la légitimité des régimes et à la prise de connaissance constructive de demandes pressantes.

Police et développement de la civilisation des meurs

L'un des arguments centraux de la recherche contemporaine porte sur le relâchement de la répression policière. Plutôt que d'adopter une attitude d'hostilité systématique souvent marquée par la violence, la police chercherait de plus en plus systématiquement à s'inscrire dans une certaine neutralité, et protégerait le droit de manifester garanti à chaque citoyen par la loi (même pour ceux dont les positions lui paraissent les plus intolérables). On peut relier ces développements à certains processus plus larges et essayer de proposer quelques pistes pour de futures recherches.

Le déclin général de la violence dans les confrontations opposant police et manifestants s'inscrit aisément dans des tendances plus larges. L'une de ces tendances nous renvoie au déclin de la violence domestique associée au développement de l'État libéral et à l'élaboration continue d'une citoyenneté progressivement institutionnalisée. En même temps que l'État s'est assuré un monopole renforcé sur les moyens de la violence, il a renoncé de plus en plus souvent à y recourir à l'encontre de ses citoyens. Dans une certaine mesure les citoyens ont suivi la même évolution. Aux États-Unis, par exemple (et sans doute en Europe de l'Ouest aussi bien) on citera pêle-mêle le déclin de l'usage de la violence dans l'interrogatoire des suspects, la quasi disparition de la bastonnade et de la flagellation comme châtiment, l'abolition de la peine de mort en Europe, sa restriction et sa forte contestation outre-Atlantique, le déclin des châtiments corporels dans le cadre du foyer et à l'école, la baisse du taux d'homicide, le respect de la vie, qui s'exprime notamment dans le développement des droits de la paix, de l'environnement, des animaux, etc. Si l'on considère enfin cette tendance à la pacification non plus sur une décennie ou sur un siècle mais à une échelle de plusieurs siècles, le travail de Norbert Elias nous montre le lent progrès de la civilité.

Ces changements doivent également être reliés à de profonds bouleversements dans les modes de contrôle social et à la convergence des systèmes nationaux de police, avec un adoucissement général du contrôle social, le gant de velours remplaçant (ou tout du moins recouvrant) de plus en plus la main de fer.

Il y a dans tout cela une certaine ironie, dans la mesure où le recul de la coercition ne va pas sans une croissance des moyens disponibles de manipulation et un mode de traitement de la contestation qui s'intéresse plus à des groupes qu'à des individus, ce qui, sans aucun doute, est moralement préférable, mais peut également impliquer de nouveaux coûts sociaux.

Il existe un ethos, une philosophie moderne du contrôle social, plus clairement définie qu'auparavant dans les démocraties occidentales, philosophie dont les éléments sont les suivants : tout d'abord un système de collecte et d'analyse du renseignement relativement dépassionné, inspiré par des considérations pragmatiques et empiristes et non plus par des présupposés politiques et moraux ; des stratégies réactives plus que proactives, reposant sur la force et les arrestations en dernier recours (l’idéal étant de tout faire pour ne pas en arriver à cette extrémité) ; le recours à des techniques de moins en moins faillibles pour prévenir de manière non violente les troubles, et, lorsque cela n'est pas possible, pour procéder de manière automatique à l’identification des violations de la loi et de leurs auteurs (par exemple au moyen de systèmes de vidéosurveillance) plutôt que, comme auparavant, se reposer sur les efforts des citoyens, voire de la police ; la recherche par la police d'une résolution préventive des situations pouvant conduire à une escalade de la violence, plutôt qu'une attitude de simple défense des intérêts établis ou de tampon entre ces intérêts et ceux qui les contestent ; une tendance à de plus en plus compter sur le contrôle exercé par les citoyens sur eux-mêmes et les autres – la « coproduction de l'ordre » –, au lieu de seulement considérer que seuls les agents de l'ordre doivent se consacrer à cette tâche ; le développement d'une conception de plus en plus légaliste des tactiques policières dans des domaines longtemps laissés à l'arbitraire. Le vingtième siècle est de ce point de vue marqué par un souci constant d'accorder l'action de la police aux exigences de la loi, avec en même temps, pour le modèle anglo-américain, l'idée (tout du moins officiellement) que la police se doit d'être plus qu'une simple agence au service de ceux détenant temporairement le pouvoir. L'État ou la société ne se résument plus à la personne du roi, ni même à celle d'un Premier ministre ou d'un Président. Ce mouvement général a débuté avec la police criminelle puis s'est étendu (jusqu'à un certain point) aux tâches de haute police, traditionnellement moins sensibles à la démocratisation.

Bien évidemment, tous ces changements n'ont pas connu un développement similaire dans le temps et selon les pays considérés. Les États-Unis ont été pionniers dans la recherche d'une coopération police-citoyens, l'Allemagne est allée très loin dans l'usage de techniques analytiques fondées sur d'importantes bases de données, la France a été plus lente à incorporer les citoyens et les groupes privés dans les opérations de contrôle social et ce n'est que récemment que l'on observe des changements en Espagne ou en Italie. Mais considéré en perspective et de manière relative, on peut avancer l'idée d'un processus général.

Proposition pour de futures recherches

Aussi fertile qu'ait pu être la recherche récente, notre savoir reste largement descriptif et historique. Même si les sciences sociales n'atteindront jamais la quantification et la possibilité d'expérimentation propres aux sciences dures, il est tout de même envisageable d'aller plus loin.

Avant tout, en ce qui concerne la gestion des foules, nous avons besoin de meilleures données quantitatives pour l'explication de la variation entre pays et au sein de chaque unité nationale. Il est certes difficile d'aller au-delà d'un travail fondé sur des illustrations du processus de civilisation (processus, faut-il le rappeler, toujours soumis à l'évolution des contextes, ni linéaire ni égal pour tous les groupes, comme n'importe quelle enquête auprès des secteurs marginalisés de la société – citoyens à bas revenus, groupes ethniques – peut le montrer). Pourtant, on aurait tout à gagner à être plus précis quant à l'identification des lieux, des situations et des types de protestions : par exemple, en distinguant les cas dans lesquels un groupe singulier en affronte plusieurs autres hostiles les uns envers les autres, les groupes très attachés à une organisation structurée idéologiquement et leur contraire, les formes organisées de manifestation, opposées aux pillages purs et simples, à la recherche d'atteintes physiques, etc. et tout cela dans une perspective qui s'attacherait à quantifier les modalités du contact police/manifestants comme celle adoptée par les travaux de Clark McPhail. Les contributions que l'on va lire offrent plus ou moins directement des hypothèses à tester. Pour y parvenir, il faut encore faire un effort de définition des variables et mettre au point des moyens appropriés pour les mesurer. Dans le cadre d'une comparaison devant tenir compte de différents contextes nationaux, cela apparaît difficile mais cependant possible.

L'un des points centraux à étudier serait notamment la modification du rôle rempli par les différents espaces. La tendance actuelle au recul des espaces publics au profit d'espaces privatisés – les centres commerciaux, les zones industrielles, les centres éducatifs et de loisirs – suggère dans de nombreux pays l'émergence de nouvelles organisations policières privées visant d'autres buts que la police d'État et usant d'autres moyens. Les analyses proposées par les auteurs dans ce volume ne s'appliqueraient pas forcément à ces formes inédites de contrôle de l'ordre public qui tendent à privilégier la défense de la propriété privée sur la défense des droits civiques.

Un aspect moins souvent relevé des modifications de l'espace renvoie à la raréfaction des contacts personnels dans les affaires courantes. Ce processus ancien qui a débuté avec la généralisation du courrier, des journaux, puis du télégraphe et du téléphone semble prendre depuis quelques décennies des promotions sans précédent.

Quel sera par exemple le rôle des nouvelles communications et technologies dans les manifestations ? D'abord, il est probable que la disposition de moyens de communication à distance (télécopies, téléphones cellulaires, Internet) invitent les citoyens à inventer des formes inédites d'expression de leurs mécontentement qui ne requièrent plus autant qu'avant une forte mobilisation d'individus en un lieu donné à un moment donné. Beaucoup d'hommes politiques américains disposent aujourd'hui d'adresses Internet et de sites web, ouvrant ainsi la possibilité de participer à des forums de discussion. Il existe déjà quelques exemples de l'efficacité de la mobilisation sur Internet comme cette campagne récente contre un nouveau produit informatique de la firme Lotus, jugé attentatoire à la préservation de la vie privée et qui fut retiré de la vente. On peut également imaginer des tactiques recourant à la saturation des moyens de communication de l'adversaire, l'usage de formes d'effraction informatique et des techniques de quasi-chantage menaçant les réseaux de communication de la cible visée. La police cherche déjà à se doter de moyens propres à traiter ces nouveaux modes d'action cyber-spatiaux, tant dans le domaine du crime que de la protestation. Enfin, il est également probable que le développement des moyens de communication permette l'essor de manifestations simultanées autour d'une même cause en des endroits différents.

L’un des thèmes directement relié à ces problématiques et familiers des lecteurs des Cahiers de la sécurité intérieure est celui des implications de l’interdépendance croissante des États sur les plans économique, politique et culturel et l'affaiblissement d'une grande variété de frontières. On note une croissante régionalisation, voir une globalisation, de la protestation, notamment sur des questions comme l'environnement, la protection des peuples indigènes, la paix et les mœurs. Pour s'en tenir à quelques exemples, que l'on songe à Greenpeace, Amnesty International et de nombreux groupes de la nouvelle droite. De la même façon, on remarque une intensification de la coopération policière transfrontière. Ceci soulève d'importantes questions sociales et sociologiques quant à l'uniformisation de systèmes de police reposant sur des cultures et des bases légales relativement différentes.

Pour conclure, je soulignerai à nouveau le fait frappant que, malgré la persistance de traditions policières bien ancrées dans chacune des unités nationales étudiées ici, on peut déceler un mouvement, certes non continu, de convergence et de standardisation des réponses policières aux défis contemporains de l'ordre public. C'est là un sujet essentiel pour les futures recherches, et je suis particulièrement heureux de voir, à travers les contributions à ce numéro, les premières réponses se mettre en place.

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