Les pratiques « masquées » de la police.
Un entretien avec le professeur Gary T. Marx
[1]
Paru dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no 7, novembre 1991-janvier 1992, pp. 295-314.

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René Levy
Vous avez publié un ouvrage sur les « pratiques policières masquées » intitulé Undercover – Police Surveillance in America (Berkeley, University of California Press, 1988). Pouvez-vous évoquer pour nous votre itinéraire personnel et intellectuel ?

Gary T. Marx
Je suis professeur de sociologie au Massachusetts Instituts of Technology à Cambridge – U.S.A., depuis 1973. Auparavant, j'ai enseigné à l'Université d'Harvard et à l'Université de Californie à Berkeley. J'ai fait mon PhD [2] à l'Université de Californie à Berkeley où j'ai été particulièrement influencé par les Professeurs Erving Goffman et Seymour Martin Lipset. Ils m'ont appris à avoir à la fois une vision macre et micro sociologique et j'ai compris l'importance d'une pensée large et globale, historique et comparative, en même temps que la nécessité d'avoir les pieds sur terre et d'observer des faits concrets : être un observateur, un touriste, un visiteur, un enfant curieux en un sens, qui se demande « pourquoi ? » et qui s'interroge constamment sur le monde.

Le professeur Lipset s'intéressait particulièrement aux conditions sociales nécessaires à l'existence d'une société démocratique. Le professeur Goffman, lui, s'intéressait à la dignité de la personne et à la façon dont les forces sociales affectent la quête personnelle d'une image positive.

Je suis arrivé à Berkeley en 1960 avec une sorte de naïveté, ou du moins je n'étais pas alors très cultivé ou très évolué. J'avais été dans une troupe de scouts financée par le Département de Police de Los Angeles et dans cette période de formation, les policiers étaient pour moi des héros, des grands hommes qui faisaient de « bonnes » choses, et je les admirais beaucoup.

À mon arrivée à Berkeley, j'ai milité dans des mouvements pour les droits civiques et dans des mouvements d'étudiants. J'ai alors découvert la police sous un jour très différent. Une grande partie de mon travail a consisté à essayer de réconcilier ces deux images contradictoires du contrôle social. Doit-on voir d'abord dans la police une force luttant pour la justice, le bien et la protection de la société ou doit-on la voir d'abord comme un outil qui pérennise l'inégalité et qui dissimule les comportements illégaux ? C'est cette ambivalence concernant l'étude de ceux qui ont le butoir que je trouve si intéressante.

Évidemment, je ne suis pas un anarchiste et je n'aimerais pas être dans la position d'avoir à choisir entre l'anarchie et la répression.

Il est clair que la société a besoin d'un certain degré d'ordre. Mais l'ordre peut si facilement donner lieu à des excès que des mécanismes et une attention constante sont nécessaires pour garantir contre les abus de pouvoir.

Mon contact direct avec ces problèmes de police date des événements qui eurent lieu en 1962. Dans le groupe pour les droits civiques dont je faisais partie, le CORE (Congress for Racial Equality), nous faisions une collecte de fonds et nous travaillions dur pour cela (lavage de voitures, vente de beignets, etc.).

Je me rappelle que j'aurais préféré lire à la bibliothèque, je n'aimais guère ce type d'activité, mais un sentiment de culpabilité et une certaine pression sociale m'y poussaient. Un jeudi soir, nous avons eu une réunion à l'église baptiste noire de Cambridge, et nous attendions la trésorière qui devait nous rendre compte de ce que nous avions gagné. Nous Pavons attendu vainement, elle n'est jamais venue. J'ai appris qu'elle était un agent de la police et qu'elle avait disparu avec l'argent. De plus, elle était noire : il était difficile de la critiquer aussi directement qu'une femme blanche.

Quoi qu'il en soit, cela m’a rendu plus sceptique, d'autant plus que, quelque temps plus tard, parmi les piquets de grève, je vis à nouveau la police ne pas appliquer la loi.

Je me souviens que la première grande manifestation aux États-Unis contre la guerre du Vietnam fut la manifestation « anti-Vietnam » de 1965. Ce jour là, il faisait très beau. À l'époque, les manifestations n'étaient pas violentes comme elles le devinrent quelques années plus tard (nous avions même emmené notre petit garçon d'un an et demi). Nous étions des milliers de personnes à Berkeley, ce dimanche-là, et les Hell's Angels, un group de motards, avaient juré de casser la manifestation. Les États-Unis sont constitués d'une série de municipalités. La police de la municipalité de Berkeley isola les Hell's Angels et les maintint à distance. Mais, dès que la manifestation aborda la ville d'Oakland, la police d'Oakland laissa les Hell's Angels entrer dans la foule. Il y eut une mêlée et tout le monde a fini par s'asseoir.

Ceci montre d'une part que la police pouvait protéger les droits des citoyens – ce fut le cas à Berkeley – et d’autre part qu'elle pouvait encourager la violation des droits des citoyens – ce fut le cas à Oakland –.

J'ai alors quitté Berkeley pour Harvard. Durant l'été 1966 et également l'année 1967, il y eut d'importants événements : des « émeutes ». Le choix des termes est délicat : s'agirait-il « d'émeutes », de « mouvements de protestation », de « désordres », « d'actes criminels », « d'agitations » ? Quoi qu'il en soit (le mot le plus neutre est sans doute « désordre »), il y eut des « désordres » parmi les noirs, dans un certain nombre de villes américaines. J'ai eu la chance de travailler pour la Commission Kerner, la Commission consultative nationale sur les désordres civils (National Advisory Commission on Civil Disorders). Pour un jeune chercheur en sciences sociales, ce fut une expérience passionnante que d'être à Washington, de disposer de nombreux moyens permettant d'élucider ce qui était en train de se passer dans toutes les villes américaines. Nous avons réuni une énorme quantité d'informations, nous avons fait des analyses sur douze villes, et pu ainsi écrire sur ces perturbations et désordres.

Au début, je pensais analyser simplement les faits de façon générale, car j'étais intéressé par les réactions de masse, les mouvements collectifs, les foules. Mais mon attention fut de plus en plus attirée (et je ne pense pas que c'était la simple conséquence de ma formation ou de mon idéologie) par une observation précise. Très souvent, le fait que le désordre devienne ou non important, que les journaux en parlent ou pas n'était pas lié à la présence de variables structurelles ou macre-sociales (par exemple, la différence entre le nombre de chômeurs noirs et le nombre de chômeurs blancs), mais était plutôt lié à « ce que la police faisait » et à l'interaction entre la police et les participants.

À la différence de l’Europe où il y a des « codes », des « ententes », entre la police et les manifestants, les États-Unis ne connaissaient pas cela, il n'y avait aucun « code ».

Dans de nombreux cas, on a vu des débordements policiers comparables à ceux des émeutiers noirs. J'ai observé cela avec étonnement et j'ai constitué un dossier sur ce sujet de façon empirique. Mon article « civil disorder and the agents of social control » (« Le désordre civil et les agents du contrôle social ») a beaucoup éveillé, par chance, l'attention des groupes de critiques de la police, mais aussi de la police elle-même qui cherchait à apprendre comment réagir de manière plus efficace et non « contre-productive ».

Ce point de vue recoupait également des idées que j'avais acquises auprès de Robert Merton et Erving Goffman. Merton Parlait en particulier des conséquences involontaires des actions sociales, les « effets pervers ». C'était très important à la lumière de l' hubris que nous avons peut-être de pouvoir intervenir « scientifiquement » dans des situations sociales complexes sans que cela ait un coût et dont, en fait, nous n'avions pas conscience. Ainsi, le fait que la police censée stopper l'émeute, puisse y contribuer et même y participer elle-même, était une idée étonnante et passionnante.

L’autre perspective, que j'avais acquise auprès de Goffman, vient en partie de Edwin Lemert qui a travaillé sur les déviances « secondaires ». L'idée est la suivante : certaines déviations ou violations ne sont pas « primaires », mais sont des réponses à la façon dont les autorités ont défini les situations et y répondent. Cette observation, ajoutée au travail de Goffman qui s'est concentré sur la présentation des « apparences », l'utilisation de la duperie, l'effort des individus et des organisations à « se montrer sous le meilleur jour », m'a conduit à regarder derrière les apparences, « sous la couverture » si vous voulez. Peter Berger a eu une phrase merveilleuse : « La première sagesse de la sociologie, c'est de considérer que les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être ».

René Levy
Bien que votre intérêt pour ces questions soit né de votre expérience personnelle et militante, il semble que vous n'ayiez jamais considéré votre recherche comme une sorte d'extension de ce militantisme. N'avez-vous pas été influencé, par exemple, par les marxistes ou les néo-marxistes qui eurent beaucoup d'influence en Californie quelques années plus tard ?

Gary T. Marx
Non. J'ai été influencé par le marxisme qu'on trouve en sociologie, qui est profond : je crois que les idées fondamentales de la plupart des sociologues sur le pouvoir et la stratification viennent de Marx et de Weber. D'une certaine manière, Marx et Weber ne sont pas trop différents. Ma formation initiale, en sociologie, m'a rendu conscient de l'existence d'une stratification sociale : les idées et pratiques dominantes tendent à refléter les intérêts des élites qui ont le plus de pouvoir. En ce qui concerne cette question, c'est la position que j'ai adoptée. Mais elle n'est pas venue du militantisme. À l'époque, j'étais déjà très rebuté par une grande partie de ces activités. Je sentais que cela devenait dérisoire et ne se concentrait pas sur les vrais problèmes. Je me souviens d'un mouvement de protestation pour légaliser la marijuana. Comme la drogue, à mon sens, relevait davantage de la médecine que de la criminalité, cette manifestation, à l'époque, m'a parue absolument dérisoire en comparaison de la guerre, de la pauvreté et du racisme. En même temps, il y avait une escalade dans l'idéologie qui se concentrait sur la violence, les coups d'État et les questions qui – mis à part l'aspect éthique – me semblaient vraiment irréalisables. L'histoire a montré que dans un contexte comme celui des États-Unis, il n'y a aucune possibilité de réussir de cette façon-là.

J'ai pourtant dirigé un ouvrage qui s'appelait « Muckraking sociology » (la sociologie « fouille merde »). Je crois que mon désir de réaliser ce livre était lié à un effort de réflexion sur la tension, dont vous parliez, entre « être engagé » et « être un scientifique ». Dans ce livre, j'ai tenté – je ne sais pas si c'est explicite – de poser la question suivante : peut-on agir sur le changement social et en même temps être honnête et un bon scientifique ? Dans ma conclusion, j'ai affirmé qu'on le pouvait, dans un pays tel que les États-Unis, parce qu'un scientifique y est libre de choisir l'objet de ses recherches. S'il choisit d'étudier les domaines où la stratification sociale s'exprime dans ses formes les plus affreuses, alors il peut être honnête vis-à-vis de ses informations et, parallèlement, celles-ci peuvent aider à toucher la conscience du public.

J'ai ainsi écrit un essai sur ce concept de « fouille-merde » issu du journalisme du début du XIXe siècle : ces journalistes décrivaient les conditions de vie terribles dans les abattoirs, les mines, etc. L'idée était que si on réunit, avec la plus grande honnêteté, de bonnes informations en sciences sociales sur la discrimination, le sexisme, les conditions de vie des prisonniers, des personnes à bas salaires, et si on présente ces informations à un public plus large, on peut aider à sensibiliser les gens ou à les rendre conscients qu'il existe de réels problèmes. Je crois encore à cela : la recherche a un rôle important à jouer dans les problèmes sociaux. Je ne sais si j'ai sublimé mon souci de changement social dans la recherche, mais puisqu'il faut une division du travail, il y a certainement un rôle à jouer comme scientifique et comme honnête intermédiaire.

Je crois avoir conduit une grande partie de mes recherches dans cette perspective.

Je commence mon livre par une citation d'un poète français, Paul Valery : « En vérité, il n'y a pas de théorie qui ne soit un fragment d'autobiographie ». On doit être honnête, une grande partie du travail que l'on produit est liée à des expériences personnelles.

J'ai écrit un essai qui n'a pas eu beaucoup d'écho, mais était très important pour moi, Majority involvement with minority movements (l'engagement de la majorité dans des mouvements minoritaires), à la suite de l'expérience faite dans les années soixante par beaucoup de blancs, libéraux et militants, qui ont été plus ou moins refoulés des mouvements sur les droits civiques parce que « les blancs ne pouvaient pas comprendre les noirs, et les blancs exploitaient les noirs, etc. ». J'ai fait des recherches concernant les relations entre abolitionnistes blanc et noirs, durant la Guerre de Sécession, et aussi sur les relations entre les Indiens des castes élevées et les Intouchables au sein du mouvement luttant pour mettre fin à l'intouchables en Inde. J'ai vu exactement les mêmes thèmes apparaître. Les mêmes discours qu'on nous tenait, en tant que blancs, étaient tenus sur les castes élevées indiennes essayant d'éliminer l'Intouchabilité, et sur les blancs dans les mouvements abolitionnistes. Il était très intéressant de découvrir que, historiquement, le même type de conflits réapparaissait.

En d'autres termes, je ne me représente pas l'activité scientifique ou la science comme de la neige vierge. La science fait profondément partie de la société dans laquelle elle s’incarne : les questions qui se posent concernant la définition des problèmes, les méthodes, les concepts, les théories les plus pertinentes, sont liées aux conditions sociales, bien que celles-ci ne les déterminent pas totalement. Par exemple, nous avons, aux États-Unis, beaucoup plus d’études sur la criminalité que sur la police, même si, bien sûr, nous avons des études sur la police. Nous avons beaucoup plus d'études sur les malades mentaux que sur les psychiatres ou les psychologues. Nous avons, surtout, plus d'études sur les pauvres que sur tout autre sujet, et très peu sur les riches ou sur les élites. Je ne pense pas que cela soit accidentel, c'est un phénomène qui relève de la sociologie de la connaissance.

Je pense qu'il y a des différences considérables entre les sciences sociales et les sciences naturelles. Mais, pour moi, et j'insiste auprès de mes étudiants là-dessus, la science n'est pas un objet, c'est une démarche qui implique de l'empirisme et un effort d'objectivité et d'opérationnalité en ce sens qu'on décrit ses méthodes pour que les autres puissent, à leur tour, les utiliser et voir s'ils obtiennent les mêmes résultats. Je pense que ceci est très important. L'élément non-scientifique apparaît le plus clairement dans le choix de l’objet d'étude : la science ne peut délimiter les sujets et les problèmes susceptibles d'être étudiés.

Je pense que c'est un défi. Si le travail n'est pas animé par des valeurs et par le désir de toucher un public plus vaste, alors le danger est de tomber dans le solipsisme, dans une fermeture hermétique sur soi-même, de tourner en rond, de s'épuiser ou de s'ennuyer assez vite.

En ce qui me concerne, j'ai pu maintenir ma passion pour la recherche parce que mes recherches sont liées à mon intérêt pour des questions plus profondes sur l'humanité.

René Levy
Mais venons-en aux pratiques « masquées » et peut-être plus généralement, à la police. Pourriez-vous expliquer comment vous définissez les pratiques « masquées » (under cover), pour les lecteurs qui ne connaissent pas votre ouvrage ?

Gary T. Marx
Je propose une définition large : il y a pratique « masquée » chaque fois que l'identité policière de l'acteur est déguisée. Ce pourrait être n’importe quoi : une personne habillée comme un clochard, un mendiant contre un mur en train d'observer. Cela va de la police dans des voitures banalisées à des policiers prétendant être des vendeurs ou des acheteurs de drogue : aux États-Unis, des femmes agents de police se font passer pour des prostituées et arrêtent les hommes qui ont accepté leur offre, inversement, des policiers prétendant chercher des prostituées, arrêtent celles qui répondent à leurs sollicitations...

C'est généralement une police de l'ombre, une police cachée. C'est lorsque l'identité de la personne n'est pas clairement affichée et que l'autre croit qu'il s'agit d'une personne comme tout le monde.

René Levy
De ce point de vue, la police en civil est déjà de la police occulte ?

Gary T. Marx
Oui, c'est exact. Mais c'est aussi lié au type d'action qu'ils entreprennent. Je m'intéresse moins au fait que le policier porte des vêtements civils, qu'au policier prétendant ne pas l'être, et entrant en contact, de manières diverses, avec les citoyens. Quelques exemples : un policier qui simule l'état d'ébriété, se vautre sur le sol et laisse voir un portefeuille plein d'argent, dans le but d'être agressé ; le policier infiltrant une bande de cambrioleurs et les accompagnant lors du cambriolage d'une bijouterie ; ou encore le policier infiltré cherchant à obtenir des renseignements. Dans le Connecticut, il y a eu un incendie. La police avait un suspect d'origine latino-américaine. Pour obtenir des informations, un policier de même origine est allé dans le bar où se trouvait ce suspect, lia connaissance avec lui et essaya de le faire parler de l'incendie...

Dans mon livre, j'ai relevé un grand nombre de types d'infiltrations. Il y a pas une forme unique d'infiltration, c'est pourquoi c'est compliqué d'un point de vue éthique : certaines formes sont acceptables, d'autres ne le sont pas.

René Levy
Donc, la première étape est le vêtement civil. Mais votre définition implique aussi une part de tromperie vis-à-vis du public ?

Gary T. Marx
Oui, on part de l'hypothèse que le public ne s'en apercevra pas. Vous voyez certainement, par exemple, en Europe, la police dans les matchs de football. Il y a maintenant des policiers dans la foule, dans les gradins. Ils sont vêtus comme les autres jeunes spectateurs, mais ne sont pas là pour apprécier le match mais pour les surveiller. C'est, bien sûr, très différent d'un policier qui, pendant le week-end, porte des vêtements civils et va voir un match.

René Levy
En d'autres termes, cela n'implique pas forcément une illégalité policière ?

Gary T. Marx
Non, pas du tout. C'est une sorte d'observation cachée. Cela but être très passif ; il y a certainement une distinction importante, d'un point de vue légal et éthique, entre être simplement une mouche sur un mur ou le chef qui touille la soupe.

René Levy
Dans le cas de la France, par exemple, nous avons une police politique officielle dont les membres sont communément appelés à se rendre aux réunions politiques et à parler avec les politiciens. Ils sont généralement connus comme des agents des « Renseignements généraux ». Certains partis politiques peuvent même se plaindre de n'avoir pas été suffisamment surveillés, parce que cela prouve qu'ils ne sont pas importants. Dans ce cas, vous ne parleriez pas de police « masquée », puisque chacun sait à quoi s'en tenir ?

Gary T. Marx
En effet, je n'appellerais pas cela police « masquée ». Cela peut néanmoins avoir le même effet d'inhibition sur la communication entre les gens.

D'une part, il y a le désir de notoriété et d'importance que satisfait le fait d'être surveillé mais d'autre part, on tend à considérer que dans une société démocratique, si les citoyens sont vraiment indépendants et libres de s'exprimer, ils doivent sentir que leurs actions ne sont pas enregistrées.

Le lien entre police politique et police « masquée », à un niveau plus abstrait, est clair : elles peuvent toutes les deux inhiber la communication nécessaire à une société démocratique. Nous avons assisté à cette situation aux États-Unis, mais cela a été considérablement réduit après le scandale du Watergate et après le sérieux affaiblissement, pour ne pas dire la disparition, des mouvements de protestation aux États-Unis.

Quelques très bonnes commissions d'enquête ont travaillé sur les comportements scandaleux de la police politique. Des réformes profondes et des changements de personnel s'en sont suivis. Cela n'a cependant pas toujours été une réussite car nous avons eu récemment un énorme scandale avec le Comité de solidarité avec le Salvador.

Un des problèmes gênants pour moi, dans ce livre, fut que je soulignais avec optimisme que les abus, dans la police politique, relevaient du passé, aux États-Unis, en raison des changements évidents que j'avais pu noter. C'est alors que le scandale du Comité de solidarité avec le Salvador est apparu. Je pense néanmoins qu'il montre vraiment la sagesse de L'American Civil Liberties Union (ACLU - Union américaine des libertés civiques) dont le leitmotiv est je crois : « il n'y a pas de victoire permanente ». Gagner et s'arrêter tout simplement après la victoire n'est pas possible : il faut continuer à exercer une vigilance perpétuelle.

Dans le cas de ce Comité, les agents fédéraux, le chef du FBI, se sont excusés et ont déclaré qu'il s'agissait d'une erreur. Je crois que quelques personnes, à l'intérieur du FBI, ont été sanctionnées.

René Levy
Je propose que nous abordions peut-être la description du phénomène de la police « masquée ». Comment le percevez-vous, et dans un second temps, comment le théorisez-vous, l'analysez-vous ? Que pouvez-vous dire sur son évolution aux États-Unis et quels sont les changements intervenus par rapport au passé ?

Gary T. Marx
Aux États-Unis, le phénomène est devenu beaucoup plus complexe. Autrefois, ces méthodes étaient utilisées seulement par la police locale à l'encontre des délinquants marginaux ou de statut social médiocre : les utilisateurs de drogue, les prostituées, les joueurs et les trafiquants d'alcool.

La réforme la plus importante au niveau du FBI, fut de commencer à utiliser cette tactique contre des personnes de statut social élevé et plus seulement contre des personnes de bas statut. Ce fut un grand changement. Exemple ironique, peut-être, d'une situation dans laquelle le FBI, dont, j'imagine, la majorité des membres ne sont ni socialistes militants, ni libéraux..., prit au sérieux le conseil de la gauche : « il est injuste de votre part de prêter attention aux seuls délits des gens de statuts inférieurs, vous devriez aussi faire attention aux délits des banquiers, des gouverneurs, des juges, des officiers de police et des membres du Congrès ». Le FBI approuva et commença à agir en conséquence. Désormais, la plus grande part de leur travail ne porte plus sur des délits mineurs dans les lieux publics.

René Levy
Un « effet pervers » de l'activisme politique ?

Gary T. Marx
Peut-être. En tout cas, ce n'était pas la seule nouveauté puisqu'on a également délaissé la cible traditionnelle des affaires de mœurs. Bien que toujours assez rare, on relève quelques cas dans lesquels le crime organisé a été finalement infiltré par des membres du FBI. Cela n'était jamais arrivé auparavant, car considéré comme impossible. Quelques personnes très courageuses, dans des circonstances sociales favorables, l'on réussi. Une personne en particulier, Joe Pistone, a passé cinq ans très proche d'une « famille » du crime organisé.

De nouvelles cibles se sont donc dégagées. Il est intéressant de noter que ces procédés ont été adoptés par d'autres administrations. Ce n'est donc plus seulement le FBI, mais aussi le bureau des alcools, du tabac et des armes à feu, les services fiscaux, le service de l'immigration qui y ont recours.

Ces pratiques sont également utilisées pour tenter de retrouver des fuyards. Des centaines de milliers de gens, qui ont eu affaire à la justice ont purement et simplement disparu. Dans des cas de ce genre, les « US marshalls » [3] firent des choses étonnantes : par exemple, ils prirent une liste de personnes recherchées et ils leur envoyèrent un courrier leur offrant un voyage gratuit et un prix en argent. Certaines personnes réapparurent alors et furent arrêtées. En Californie, plusieurs milliers de fuyards furent arrêtés par la méthode suivante : on leur envoya une note à leur dernière adresse les informant qu'ils pouvaient réclamer une somme importante d'une société fictive. À Denver également, le leurre fut un billet gratuit pour un match de championnat de football, etc. Cette méthode est également utilisée par des organismes dont la mission centrale n'est pas répressive. Ainsi, « Smokey the Bear » lui-même, l'ours qui symbolise la protection de la forêt, se lance dans des pratiques « masquées » : les États-Unis dépensent des millions de dollars et ont 500 agents spéciaux engagés dans la lutte contre la culture de la marijuana dans les forêts nationales.

On a également assisté à des changements de méthodes. Autrefois, en matière de stupéfiants, par exemple, la police aurait simplement cherché à acheter de la drogue. Maintenant, elle utilise une tactique beaucoup plus contestable : elle « vend » des narcotiques et arrête les personnes qui l'achètent. C'est la stratégie de la vente piégée (« sell-bust »).

Il existe des opérations anti-recel dans lesquelles les policiers se déguisent en receleurs, achètent des objets et montent une fausse officine. Elle peut également procéder à une infiltration d'indicateurs involontaires, de personnes qui sont pris dans l'opération mais ne le réalisent pas. Ils sont dupés. C'est une manipulation réellement troublante.

À cela, s'ajoutent de nouveaux objectifs qui méritent certaines interrogations. Certains policiers enquêtent non pour savoir si quelqu'un contrevient effectivement à la loi, mais s'il peut être incité à la violer. Le danger peut même devenir bureaucratique : quand une grande enquête est mise sur pied avec beaucoup de moyens, les agents peuvent se sentir contraints d'obtenir un résultat. À ce sujet, une de mes citations favorites, est celle d'un inspecteur qui disait : « si vous laissez votre appât assez longtemps, vous devez attraper quelque chose !... D'une façon ou d'une autre, nous avons obtenu notre friture ».

En ce qui me concerne, je ferais une distinction entre :

- l’opération de renseignement où le but est essentiellement d'utiliser des tactiques masquées pour réunir des informations sur un crime qui a eu lieu ou qui est en projet, et, dans ce cas, l'agent est simplement une « éponge à information ». L'indicateur n'est pas engagé de façon active, il cherche simplement à écouter ;

- l’opération préventive : certains affirment que si vous attendez qu'un crime se produise, c'est comme fermer la porte quand le cheval est parti. L'idée est d'empêcher le crime de se commettre. Mais évidemment, dans la tradition juridique occidentale, en tout cas anglo-américaine – et, je suppose, française aussi –, il faut de fortes présomptions avant de pouvoir intervenir. Dans une opération de prévention, rien ne s'est encore passé. Il y a donc une réelle tension entre une sorte de suspicion justifiée, ou une cause probable, et le fait d'arrêter quelque chose en train de se produire ;

- l'opération incitative où l'objectif n'est pas de prévenir l'acte criminel ou de réunir des informations, mais d'observer si le crime va effectivement se produire. Ce type d'opérations s'accorde avec la représentation que la population a de l'infiltration et de la police qui fait des choses illégales et tend des pièges.

Je discerne deux catégories : l’une quand l'agent est une victime, l'autre quand l'agent est co-conspirateur. En cas de victimation, les problèmes sont en général moins graves. Par exemple, s'il y a eu une série d'agressions d'infirmières quittant l'hôpital tard dans la nuit, une femme policière s'habillera en infirmière et d'autres agents seront placés en observation pour voir si l'assaillant apparaît. Elle est essentiellement un appât. Si ce cas est simple, d'autres sont vraiment incroyables. Ainsi des agents du FBI ont géré une maison close, non pour lutter contre la prostitution, dans ce cas précis, mais parce qu'il y avait eu des rapports selon lesquels des maisons closes étaient rachetées par des organisations criminelles. Dans une autre affaire, ils ont géré une société de collecte d'ordures pour savoir s'ils seraient victimes d'extorsions. Ce type de suppositions les ont également amené à se promener avec des sortes de paquets, dans une voiture non fermée, dans un quartier à taux de criminalité élevé, pour voir si quelqu'un volerait ces paquets.

Je fais des distinctions entre ces différents scénarios. Le point important est qu'il n'y a pas de réponse facile. Quand j'ai réfléchi et classifié tout cela, j'ai identifié dix questions et problèmes différents :

- Quelles sont les raisons initiales de l'opération ?

- Comment son objectif a-t-il été déterminé ?

- Qui fait le choix de la cible ?

- Quel est le degré de proximité de l'opération clandestine avec la réalité ?

- A-t-elle lieu dans un environnement criminel « naturel » ou « artificiel » ?

- Est-il évident que la personne a réellement l'intention de commettre un crime ?

À ce propos, par exemple, dans le cas du policier qui se conduit comme un ivrogne avec son portefeuille visible, Il peut arriver que quelques personnes s'arrêtent pour l'aider, mais aussitôt qu'elles touchent le portefeuille, d'autres policiers interviennent pour les arrêter... La question de l'intention renvoie à celle de l'autonomie du sujet : si quelqu'un a de la drogue et la vend à un agent de police, l'intention apparaît assez clairement. Mais si un agent de police s'approche d'un jeune, impressionnable, avec de la drogue, l'intention de ce jeune peut être moins claire.

- La police a-t-elle ou non le choix de prévenir l’infraction visée, de la favoriser ou d'en favoriser une autre ?

- Il faut différencier les opérations effectuées par un policier responsable, un citoyen qui l'informe ou un indicateur involontaire.

- Des questions se posent selon le type d'infiltrations : légère ou profonde. S'agit-il de jouer un rôle temporaire, qui permet à l'intéressé de rentrer chez lui tous les soirs, ou s'agit-il d'une totale immersion ayant évidemment des implications psychologiques plus profondes ?

- Il faut enfin s'interroger sur l'utilisation des résultats. Ont-ils été obtenus comme ils devaient l'être, que ce soit pour être utilisés dans un procès, pour collecter des informations, satisfaire une curiosité ou pour « faire pression » sur quelqu'un.

Après cette classification, celle de tout chercheur sérieux en sciences sociales, trois questions devraient être posées de façon critique, en liaison avec toute politique publique ou, peut-être, plus généralement, toute politique, quelle qu'elle soit.

La première question est d'ordre juridique : « Est-ce légal ou illégal » ? Cette tradition de la légalité est très forte en Allemagne et en France. Pour beaucoup de personnes, aux États-Unis, la réponse aux pratiques clandestines est : « Mais, n'est-ce pas légal ? ». Et, en général, ça l'est. Aux États-Unis, nous n'avons pas de système comparable au vôtre, qui consiste à poursuivre obligatoirement les contrevenants. Si un policier commet un délit pour arrêter une personne, elle-même auteur d'un délit, le policier devrait en principe être arrêté. Aux États-Unis, nous n'avons pas de loi semblable.

La deuxième question est pragmatique : « Cela fonctionne-t-il ou pas ? ». Il est important de s'interroger sur ce fait. Mais l'efficacité et l'utilité ne devraient pas être les seules valeurs de référence en matière de politique publique.

Une troisième question – que j'ai trouvée remarquablement absente du travail de beaucoup de chercheurs en sciences sociales, peut-être en raison de leur timidité ou de leur spécialisation – est plus large : « Est-ce bien sur le plan éthique, ou pas ? Même si cela fonctionne et si c'est légal, est-ce bon ou mauvais ? ».

Cette dernière question m'a posé beaucoup de difficultés. J'ai ajouté un chapitre à mon livre, que j'ai intitulé « De la complexité de la vertu ». Ce chapitre traite des arguments « pour » ou « contre » et conclut explicitement – ou du moins prend pour acquis – que tout État utilisera ces méthodes. La question devient alors : « Comment cela doit-il être évalué et quels critères devons-nous utiliser pour les juger ? ».

En écoutant, en ethnographe, les discussions sur l'infiltration, j'ai pris note de ce que les gens disaient, et j'ai pu déterminer les principes éthiques qu'ils exprimaient à travers leurs opinions. J'ai identité onze principes dans les débats en faveur des activités d'infiltration et dix principes contre ces activités. J'ai discuté ces arguments et me suis demandé s'il y avait un moyen de résoudre ces contradictions. J'indique qu'il est possible de réconcilier beaucoup d'entre elles. Et pour répondre à la question de savoir si les pratiques masquées sont morales, je peux raconter l'histoire d'un vieux chef de gare. Un jeune couple vient pour prendre le train, pour la première fois. Ils lui demandent : « Le train sera-t-il à l'heure ? ». Le vieux chef de gare attend un long moment et finalement lève les yeux et dit : « Eh bien... ça dépend ». Le jeune couple demande alors : « Cela dépend de quoi ? ». Le vieux chef de gare attend encore plus longtemps, regarde les rails d'un côté et de l'autre, et dit : « Ca dépend aussi... ».

Je pense qu'il en va de même des pratiques « masquées » : leur moralité dépend de... différentes choses.

J'ai posé une série de questions qui devraient nous aider à savoir de quoi « cela dépend ». Ces questions impliquent, notamment les aspects suivants :

- la gravité des inflations visées ;

- la possibilité de recourir ou non à des méthodes ouvertes ;

- la caractère démocratique de la décision autorisant l’usage des méthodes clandestines ;

- l'esprit et la lettre de la loi ;

- la finalité judiciaire de l'opération ;

- la précision des incriminations visées ;

- le fait que la commission de l’infraction est indépendante des méthodes policières ;

- la qualité des présomptions pendant l'opération ;

- le caractère préventif de l'opération.

Mon argument est que plus les réponses à ces questions seront nombreuses et fortes, plus cette stratégie de l'infiltration sera moralement justifiable.

En ce qui concerne des opérations particulières, et bien que l'on puisse conclure que l'infiltration, en général, soit « morale », on peut estimer qu'un usage tactique précis n'a pas été moral. Dans cas là, je me pose les questions suivantes : quelle est la part d'autonomie de la cible ? Quel est le degré de tromperie ? Dans quelle mesure le gouvernement ne donne-t-il pas à cette occasion le mauvais exemple ?

Quel est le préjudice vis-à-vis de la vie privée et de la liberté d'expression ? Jusqu’où s'étendent les préjudices connexes, c'est-à-dire la capacité d'exploitation, de corruption, de parjure, d'abus ? Peuvent-ils être contrôlés ? Jusqu'à quel point le processus de sélection de l'objectif est-il équitable ? Quel est le degré de proximité des situations d'infiltration avec le monde réel ? Quelle est la solidité des charges réunies ? et l'opération est-elle effectuée par des agents officiels ou par des indicateurs ?

Ma réflexion se porte alors sur l’aspect « efficacité » : « Est-ce que ça fonctionne ? ». Saint-Paul a une intéressante citation : « Tout est permis ; mais tout n'est pas profitable » [4]. Qu'une chose soit permise ne signifie pas pour autant qu'elle convienne. J'ai étudié un certain nombre de travaux d'évaluation aux États-Unis sur ce sujet, relatifs à deux méthodes : la tactique de l'appât (l'histoire de l'ivrogne et de son portefeuille) et la tactique du faux receleur (la police montant une fausse officine de recel). Il m'est apparu difficile de faire des comparaisons parce que les études étaient différentes, mais les résultats de recherche suggèrent que ces deux méthodes ont conduit à de nombreuses arrestations, à de nombreuses restitutions d'objets volés et à une très forte proportion de condamnations.

La question de savoir qui est arrêté, personnes innocentes, auteurs de tentatives ou criminels endurcis, est plus difficile à déterminer, mais la majorité des personnes arrêtées dans ces affaires n'est pas inconnue de la justice pénale. Les données n'indiquent pas d'influence dissuasive de ces tactiques, contrairement aux affirmations de leurs défenseurs. Quelques études montrent même le contraire, ce qui justifie mon intérêt pour les conséquences inattendues.

Une des choses qu'un chercheur en sciences sociales peut apporter est son attention aux conséquences inattendues. Il est important de « tourner les choses dans tous les sens », d'écouter les gens. On peut dire : « N'est-ce pas exactement le contraire de ce que les gens, en fait, disent ? ». Une question est importante dans mon travail sur les pratiques masquées : ces pratiques peuvent-elles avoir des effets inverses de ceux escomptés ? Par exemple, l'effort pour contrôler la criminalité peut-il se tourner en élément créateur de criminalité ?

Sur le plan théorique, mais avec des exemples empiriques sélectionnés, j'ai relevé neuf façons dont le contrôle social, par les pratiques masquées, peut amplifier la criminalité. Elles peuvent :

- susciter un marché pour l'achat ou la vente de biens illégaux, et produire un capital pour d'autres activités illégales ;

- inspirer l'idée et les motifs d'une infraction ;

- susciter la coercition, l'intimidation, la ruse, la persuasion envers une personne qui ne serait pas, autrement, prédisposée à la délinquance ;

- tenter une personne qui, en d'autres circonstances, ne serait pas tentée ;

- fournir les moyens ou l'élément manquants nécessaires à la commission d'un délit ;

- fournir l'occasion de monter des affaires pénales de toute pièce contre une personne ;

- offrir une couverture aux infractions commises par l'agent clandestin lui-même ;

- exposer les agents à des représailles ;

- susciter un certain nombre de délits chez ceux qui ne sont pas visés par l'opération.

René Levy
J'ai le sentiment que, dans le cours de cette recherche, vous avez évolué sur la question des pratiques policières masquées. Vous avez commencé cette recherche dans une position d'indignation morale (je pense à vos précédents articles) et finalement, vous êtes devenu beaucoup plus pragmatique, admettant que, dans certains cas, ces méthodes peuvent être utiles ou justes et qu'il n'y a pas d'autres moyens de combattre certaines formes de délits ?

Gary T. Marx
C'est vrai. D'un côté, je me sens bien parce que je pense être honnête : j'ai longuement réfléchi et compulsé beaucoup d'informations, j'ai évolué. D'un autre côté, j'ai passé beaucoup de temps avec les agents d'infiltration, appris à les connaître (j'ai pris des « pots » avec beaucoup d'entre eux !), je les ai écoutés, et je crains, comme beaucoup de chercheurs en sciences sociales sur ces sujets devraient le faire, de « m' indigéniser », de perdre la distance nécessaire. Mais il y a assez de remarques critiques dans ce livre pour indiquer qu'il ne s'agit pas d'une sorte de document en faveur d'une « police secrète ». J'ai peur que certaines personnes ne lisent que cela dans ce livre. Mon indignation morale, avant de commencer cette étude, était relative à l'utilisation de ces méthodes envers des cibles qui m'étaient familières : les étudiants, les militants pour les droits civiques, les militants contre la guerre, étaient, en général, non-violent, et très conservateurs en ce sens qu'ils avaient pris les valeurs américaines au sérieux et disaient : « Cette société ne fonctionne pas de la manière que vous nous avez dite... ». Mais, aux États-Unis, depuis le milieu des années 1970, il y a eu un changement, et la plupart des activités masquées visaient des violations qui, de l'avis de la majorité, étaient des questions graves, trop négligées et requérant plus d'attention. En tant que criminologue épisodique, je pensais qu'il était important de prêter attention à la criminalité des « cols blancs » et à la corruption située au niveau gouvernemental. Il est peut-être difficile pour des Européens d'imaginer un gouvernement enquêtant sur lui-même. Or ici, c'est le FBI qui offre des tentations à des membres du Congrès. À New York, certains juges de haut rang sont mêlés à des enquêtes du FBI. Certes, cela but créer une société où tout le monde devient paranoïaque, mais il n'est pas douteux que ce changement ait des effets positifs.

Je ne suis pas un défenseur de cette méthode. Je ne fais pas de lobbying pour qu'on l'utilise davantage. Je pense simplement que, dans certaines conditions, il peut être approprié d'utiliser cette tactique : j'espère que les hypothèses de travail que j'indique seront confirmées, et que les questions morales que je soulève trouveront une réponse positive. La question ne porte pas sur l'utilisation en soi : faut-il ou non l'utiliser, mais plutôt : quand est-elle utilisée ? Comment est-elle utilisée ? Quels sont les organismes qui l'utilisent ? Quelles précautions sont mises en place ? Quelle est l'importance du contrôle extérieur ?

En ce sens, je suis probablement devenu plus pragmatique.

Il y a aussi des paradoxes étonnants que je ne sais pas très bien comment aborder. Je ne pense pas être, particulièrement, un sociologue de l'école fonctionnaliste, mais l'une des idées importantes de Robert Merton, celle de l'alternative fonctionnelle m'intéresse. Si on empêche un système d'atteindre un objectif d'une certaine façon, il est possible qu'il recherche une autre solution pour l'atteindre. Ainsi, je me demande si les États-Unis ne font pas un si grand usage de ces méthodes en raison même de leur forte tradition en matière de droits civiques. Aux États-Unis, il est plus difficile pour la police de réunir des informations que dans la plupart des autres pays. Il y a des contraintes importantes, telles que la présence d'un avocat lorsqu'une personne arrêtée est questionnée, l’interdiction de la coercition et du mensonge à l'égard du suspect dès lors que la procédure judiciaire formelle est activée.

Il y a des restrictions sur les écoutes téléphoniques, sur les fouilles et les saisies, qui se sont renforcées au cours du XXe siècle. En même temps, de fortes pressions sont exercées sur la police pour qu'elle gère les graves problèmes de la criminalité. Les policiers en sont arrivés à penser que s'ils ne peuvent pas utiliser tel ou tel instrument, alors il faut se débrouiller pour en trouver d'autres. La loi américaine n'intervient presque pas dans la régulation du comportement de la police avant qu'une arrestation ait réellement lieu. La police peut mentir et inciter fortement les gens à violer la loi. Quand les personnes sont arrêtées, tous nos contrôles entrent alors en jeu. Je comparerais cela à une rivière : quand on en détourne le cours à un endroit, elle va à un autre endroit. J'aime cette métaphore hydraulique.

René Levy
C'est donc un exemple où, d'une certaine façon, des régulations légales amplifient les déviances de la police ?

Gary T. Marx
La déviance policière est une autre question, liée à la formation et au contrôle. Mais ici, les règles légales créent certainement les occasions, la possibilité de nouvelles formes de violation. Là encore, il y a des choix difficiles à faire.

En Angleterre, la police peut vous arrêter et vous fouiller à volonté ; elle peut regarder dans votre sac. Cela ne pourrait jamais arriver aux États-Unis. En France, je ne sais pas. J’imagine que les procédures de fouilles sont moins restreintes qu'aux États-Unis.

Il y a un autre point significatif. Je ne suis pas un « déterministe technologique », mais la technologie a rendu plus facile l'utilisation de nouvelles tactiques d'infiltration. Les enquêtes auprès des juges ou des personnalités du gouvernement n'auraient pas réussi sans son aide. Vous auriez eu un indicateur dont l'origine aurait été connue du public, avec un statut contestable au tribunal, témoignant qu'un juge s'est conduit de telle façon ou qu'un membre du Congrès a agi de telle autre : le jury, les médias et le public en général, ne l'auraient pas cru. Mais c'est différent lorsqu'on a un film vidéo à l'appui.

La technologie miniaturisée, les piles qui durent plus longtemps et les caméras vidéo qui fonctionnent avec des objectifs pas plus gros qu'une tête d'épingle, ont rendu la recherche et la collecte d'information beaucoup plus faciles.

René Levy
Cela nous amène au problème du contrôle. Pensez-vous que ces pratiques peuvent et/ou doivent être contrôlées ?

Gary T. Marx
Je pense qu'elles peuvent et qu'elles doivent être contrôlées. Elles ne pourront jamais être contrôlées parfaitement, il y aura bien sûr toujours des erreurs. Mon étude sur le FBI m'a convaincu que, même si on rencontre des problèmes, ils peuvent être gérés à un niveau acceptable. Quand il y a des problèmes, il est important de mener une enquête solide,de réparer le dommage causé aux personnes.

Je suis moins optimiste en ce qui concerne les polices locales. Il y a différents moyens de contrôle, comme exiger un mandat : si la police s'apprête à écouter clandestinement des conversations, elle doit s'adresser à un juge et obtenir une autorisation pour employer des moyens techniques. Mais dans le cas d'une méthode masquée, cette autorisation n'est pas obligatoire actuellement aux États-Unis.

Il est important d'avoir des lignes directrices et des règles de conduite, il est également important de sélectionner les gens très attentivement. Il ne peut être question d'engager quelqu'un qui se prendrait pour « Rambo ». Il faut des gens mûrs, aptes à penser et à réagir vite, solides, pragmatiques, moraux sans être rigides, capables de s'adapter.

Par ailleurs, je pense qu'il doit y avoir des limites quant au nombre de fois où une personne peut jouer un rôle d'infiltration. Après plusieurs mois de mission continue, une personne ne devrait plus être autorisée à recommencer avant plusieurs années. En effet, une des choses dont nous n'avons pas encore parlé, et qui est très surprenante, ce sont les conséquences inattendues du travail d'infiltration : vivre dans le mensonge peut produire des effets sur un policier ou sur sa famille, sur son image de soi. Il y a quelques cas particulièrement tragiques de personnes qui n'ont pas pu abandonner leur rôle d'infiltration. Je pense que le contrôle à ce niveau, doit être important. Il faudrait établir une sorte de communication quotidienne avec les personnes chargées de ces missions.

Il y a toujours un conflit entre le contrôle externe et le contrôle interne : beaucoup de chercheurs en sciences sociales, pour des raisons qui tiennent davantage à l'idéologie qu'à l'analyse, sont exclusivement favorables au contrôle externe. Mais comme sociologue, beaucoup de résultats de recherche me donnent à penser que les contrôles internes sont plus productifs parce qu'ils sont effectués par des personnes qui sont « dans l’arène » quotidiennement. Ils comprennent les nuances et la richesse de ce qui est en train de se passer. Le contrôle bureaucratique me paraît aussi très important ; tout comme le contrôle parlementaire.

On peut penser que, la question du contrôle mise à part, un changement dans la façon d'approcher les problèmes peut conduire à une moindre utilisation de ces pratiques « masquées ». En Europe, les infiltrations seraient beaucoup moins nombreuses si le problème de la drogue était redéfini non comme un problème pénal mais comme un problème médical, si on repensait la définition légale des infractions, si on travaillait davantage dans une optique de prévention et si on diversifiait les systèmes et les formes d'enregistrement.

Si on diminuait les contraintes imposées lors des enquêtes ouvertes, on aurait peut-être moins d'enquêtes réalisées au moyen de méthodes clandestines. S'il y avait davantage de numéros d'appel d'urgence par lesquels les citoyens étaient encouragés à faire leurs déclarations, la police aurait sans doute moins recours à ces types de méthodes.

Je conclus sur une note quelque peu pessimiste, en rappelant qu'il y a beaucoup de compromis et que la vie est une sorte de jeu d'équilibre. Le travail d'infiltration implique des risques et des compromis inévitables. Le thème majeur de mon livre est ce paradoxe des méthodes « masquées » qui font le bien en faisant le mal, utilisant le mensonge, la tromperie, la ruse.

On voit des policiers agir comme des criminels, et des indicateurs criminels agir comme la police. On cherche à réduire la criminalité en l'augmentant parfois. Et on impose des restrictions à la coercition policière au risque de passer à un usage accru de la ruse policière.

Dans mon livre, j'indique un certain nombre de difficultés liées à ces contradictions. Beaucoup de paradoxes restent vraiment sans réponse, je vais simplement en mentionner quelques-uns :

- nous avons un principe qui est celui de l'application égalitaire de la loi : différentes catégories de délits graves devraient avoir une probabilité analogue d'être poursuivis ; mais cet objectif peut être contredit par le fait qu'une enquête ne peut être déclenchée sans de sérieux indices préalables ;

- nous souhaitons un haut niveau de contrôle ; mais plus ce niveau est élevé, plus pauvre est généralement la qualité de l'information disponible, et plus les décisions sont lentes ;

- nous voudrions que les agents d'infiltration soient proches du « milieu » pour le comprendre ; mais plus l'agent est proche du milieu, plus il (ou elle) peut avoir des difficultés à garder ses distances, plus il (ou elle) peut être converti(e) facilement ;

- nous avons besoin de scénarios et couvertures sophistiqués pour avoir accès aux suspects ; mais plus les histoires sont complexes, plus les erreurs de parcours sont probables ;

- les traits de personnalité qui favorisent le succès des méthodes occultes, la capacité de mentir et de bien jouer un rôle, sont les mêmes que ceux qui risquent d'amener un changement négatif de la personnalité à la suite de l'opération ;

- plus une opération est longue, plus elle peut faire de dégâts c'est-à-dire provoquer ou faciliter les agissements délictueux plutôt que les prévenir ; mais d’un autre côté, meilleures sont les preuves et plus sérieuses sont les charges invoquées ;

- d'autre part, si on aboutit à une arrestation, il faut habituellement révéler l'identité des agents et les tactiques utilisées. C'est un dilemme courant en matière d'espionnage : vaut-il mieux utiliser l'information obtenue ou maintenir l'adversaire dans l'ignorance qu'on la détient ?

- Le dernier paradoxe est sans doute l'un des plus fascinants. En principe, l'avantage majeur de l’action clandestine, qui cherche à anticiper des infractions, est de donner davantage de temps de préparation et de délibération à la police, (à la différence de la situation de flagrant délit ou de course-poursuite). Mais une action rationnelle implique que l'on ait des informations adéquates. Dans ce travail, les actions anticipées ne sont pas nécessairement planifiées. Certaines enquêtes ressemblent beaucoup plus à des tragédies grecques qu'à des scénarios de jeux stratégiques.

Pour conclure, je dirais que ces opérations sont, au pire, tellement troublantes, et, au mieux, tellement chargées de dilemmes moraux sur le plan opérationnel, qu'elles doivent être pratiquées avec une extrême prudence et seulement après avoir étudié tous les moyens alternatifs et même le prix d'une éventuelle inaction.

Une dernière question se pose enfin : le développement de ces méthodes traduit-il une mutation de la nature du contrôle social, dans notre complexe société urbaine de masse ou le contrôle social est plus formel, le changement plus rapide, l'hétérogénéité plus grande, et les contrôles communautaires traditionnels moindres ? Ces techniques ne sont-elles qu'un aspect d'un ensemble de moyens en rupture avec le passé, en ce sens qu'ils sont plus intenses et répandus, et franchissent certaines barrières ? Je cherche à montrer que c'est bien le cas : les distances, l'obscurité, le temps, l'épiderme lui-même, toutes ces choses protégeaient la liberté. Aujourd'hui les technologies peuvent facilement révéler les informations que nous voulions conserver cachées. J'ai écrit, en français, sur ce sujet un article dans Déviance et société en 1988. Je ne pense pas qu'on puisse arrêter la technologie, mais nous devons être conscients des raisons de son utilisation. Je pense que Machiavel avait très bien compris le dilemme. Dans une société démocratique, ces méthodes, ajoutées aux techniques de surveillance (dépistage de l'usage de stupéfiants, informatisation des dossiers, vidéosurveillance, repérage électronique à distance, diverses pratiques de contrôle informatisé du travail), nous confrontent à l’un des grands dilemmes moraux de notre société moderne.

Machiavel a écrit : « Or que nul seigneur ne pense pouvoir jamais choisir un parti qui soit sûr (...) car l'ordre des choses humaines est tel que jamais on ne peut y voir un inconvénient sinon que pour en courir un autre. Toutefois la prudence gît à savoir connaître la qualité de ces inconvénients et choisir le moindre pour bon » [5].

Utilisées avec précaution, les méthodes clandestines sont parfois le moyen le moins néfaste, quelquefois elles peuvent être un mal nécessaire. Le défi est d'éviter qu'elles deviennent un mal intolérable.

Un jour quelqu'un a écrit un livre intitulé Two cheers for democracy ! (Deux hourrah pour la démocratie). Je ne dirais pas « Deux hourrah pour les méthodes clandestines », mais peut-être « Un hourras un quart » !.

 

Notes:

1. L'IHESI remercie M. René Levy - chargé de recherche au CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) - d'avoir bien voulu conduire cet entretien.

2. Doctorat

3. Agent fédéral chargé de faire exécuter les jugements.

4. Traduction du chanoine Otsy, autorisée par le Vatican, texte de l'éd. Merk, Novum Testamentum, 2e éd., 1935, 1re épître de St Paul aux Corinthiens, 6-12 (NDLT).

5. Machiavel, le Prince, Paris, Livre de poche. 1962, p. 157-8 (Trad. J. Gohory).

 

Notes bibliographiques:

Marx (Gary T.), « Civil disorder and the agents of social control, » Journal of Social Issues , Winter, 1971.

Marx (Gary T.), « Majority involvement with minority movements : Civil rights, abolition, untouchability, » with M. Useem, Journal of Social Issues, Winter, 1971.

Marx (Gary T.), Muckraking Sociology : Research as Social Criticism, (ed.), E.P. Dutton , 1972.

Marx (Gary T.), « Two çheers for the riot commission report » , in J.F. Szwed, Black American : A Second Look, Basic Bocks, 1970.

Marx (Gary T.), « La société de sécurité maximale », Déviance et société, vol. 12, no. 2, 1988.

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