La révolution cybernétique, surveillance et société dans un âge de haute technologie.
Paru dans E. Malet et H. Le Bras (1996), Science et démocratie, Paris : Passages, pp. 55-67.
Par Gary T. MARX
Samuel Goldwyn, un des fondateurs de l’industrie cinématographique hollywoodienne, disait : « Je ne fais jamais de prédictions, particulièrement à propos du futur ». Bien que je sois moi-même originaire d’Hollywood, je ne suivrai pas son avis. Je ferai une prédiction sous la forme d’une hypothèse simple : les frontières traditionnelles (que ce soit des frontières « dures », comme les frontières physiques, celles marquées par des murs ou par une distance, ou que ce soit des frontières « molles », des frontières culturelles comme des frontières nationales entres pays) sont en train de s’affaiblir. D’une certaine façon, il devient plus difficile de tracer des lignes claires et évidentes de démarcation entre les individus, les groupes et leur environnement. C’est par exemple le cas des ondes cérébrales émises par l’homme, qui, jusqu’à présent, sont restées indéchiffrables, ou celui de la possibilité de traverser la frontière qui sépare le moi psychique du moi corporel grâce à des formes subliminaire de communication olfactive, visuelle ou auditive. Ce raisonnement s’applique à des objets familiers jusqu’à présent considérés comme bien distincts comme les téléphones, les ordinateurs et les téléviseurs dont les fonctions se mélangent désormais, cela s’applique également au mélange de types de données et de formats bien distincts qu’étaient le son, l’image, la page imprimée et les données informatiques. De nouvelles frontières, liées à l’apparition de nouveaux objets dans le domaine de la haute technologie, dont la signification n’est pas toujours claire ou qui sont même contestées, apparaissent à un rythme accéléré.
L’évolution dans les techniques de communication et de surveillance est ici particulièrement importante car elle ébranle la construction des frontières physiques, géographiques, spatiales et juridiques qui jusqu’à présent définissaient l’individu, les communautés, les foyers familiaux, les villes, les régions et les États-nations comme des entités que l’on croit entièrement distinctes et clairement définissables. On peut en trouver la meilleure preuve dans les colloques sur les villes : on assiste à un changement de la signification et de l’importance données aux distinctions entre milieux urbains et milieux ruraux, entre centre et périphérie. Les frontières internationales et les interactions de face-à-face ne sont plus aussi déterminantes qu’elles l’étaient dans le passé.
Je considérerai quatre grands domaines où l’on assiste à un tel changement dans notre appréciation des frontières et je noterai brièvement quelques-unes des implications sociales qu’on peut en tirer. Il s’agit de l’espace physique, du monde des sens, du temps et du moi psychique et corporel.
A) Les frontières physiques, spatiales, et géographiques
Nous sommes témoins d’un accroissement du nombre de nouvelles unités mondiales et régionales et de leurs nouvelles frontières. Il existe de plus en plus de preuves de regroupements économiques régionaux comme ceux de la NAFTA ou ceux de la CEE. C’est devenu un lieu commun que d’évoquer la mondialisation de nombreux aspects de la vie économique. Les automobiles américaines et japonaises sont fabriquées avec des pièces provenant de divers pays et sont en fin de compte assemblées dans différentes usines situées hors des États-Unis et du Japon. Les multinationales continuent à se développer. Avec la Communauté européenne, nous assistons à l’extension d’une intégration politique en Europe et les Nations Unies jouent un rôle mondial plus important que jamais.
Mais simultanément nous constatons un mouvement inverse vers des unités locales plus petites, plus fragmentées en Europe de l’est, en ex-Union soviétique et dans certaines régions d’Afrique. Phénomène également observable en Grande-Bretagne où le mythe d’une seule nation britannique est de plus en plus ébranlé par les affirmations identitaires écossaise, irlandaise, galloise (parmi de nombreuses autres), mouvement favorisé par les subventions et les nouvelles sources de légitimité qu’offrent les nouvelles législations supranationales du Conseil de l’Europe. En Italie s’amorce une tendance pour séparer le nord et le sud, et cette tendance s’observe aussi en Californie entre le nord (San Francisco) et le sud (Los Angeles). Les aspirations à l’autonomie entraînent l’affaiblissement et même l’éclatement d’entités politiques plus globales qui naquirent au XIXe siècle. Ces tendances pourraient aboutir à la création de nouvelles frontières régionales fondées sur un langage commun ou des territoires contigus tel le nouvel espace euro-régional composé de certaines parties de l’Angleterre, de la Belgique et de la France rendues plus proches par la construction de l’Eurotunnel.
Même les frontières entre les espaces traditionnels à l’intérieur de chaque pays subissent des transformations : ainsi pour un nombre croissant de personnes, les frontières habituelles entre la maison et le lieu de travail s’estompent. Avec le « télétravail », (telecommuting) le nombre des gens qui travaillent chez eux est en augmentation. De plus, avec l’utilisation croissante du « beeper », du téléphone portable, de l’ordinateur avec modem, et du fax, leurs usagers sont supposés pouvoir répondre aux appels quel que soit l’endroit où ils se trouvent. De plus, les règlements intérieurs des entreprises, comme l’interdiction de fumer ou d’utiliser des drogues sur place, s’appliquent, que l’on soit au travail ou non, et le lieu de travail devient le lieu où se trouve le travailleur. La transformation des conditions de travail, le développement des facilités de toutes sortes au sein même des entreprises ont conduit à ce que l’endroit où l’on travaille ressemble de plus en plus à l’endroit où l’on vit. La dichotomie entre le chez soi et l’extérieur tend ainsi à s’estomper.
Avec l’augmentation du nombre des propriétaires de résidences secondaires et des bénéficiaires du principe de la multipropriété, avec l’adoption d’horaires plus souples, la notion de résidence permanente perd de sa netteté. Il y avait aux États-Unis en 1994 près de trois millions de gens partageant avec d’autres le temps de propriété (contre 600 000 seulement il y a dix ans). Le nombre des résidences mobiles, depuis les luxueux camping-cars jusqu’aux simples caravanes ne cesse de croître. Il ne faut pas négliger l’élément spatial afférent à une telle situation, mais il reste mobile et fluide. Une telle augmentation des flux migratoires nous ramène à une période antérieure où des groupes entiers parcouraient des contrées qui n’étaient pas régies par des souverainetés politiques ou géographiques précises.
Il se peut que l’un des facteurs liés à cette augmentation de migration temporaire soit un nombre accru de personnes ayant une double nationalité qui pendant des mois voire des années quitteraient leur résidence d’origine dans des pays moins développés pour travailler et bénéficier d’avantages, économiques ou autres, dans des pays plus riches. Au plan politique, cette pratique pourrait avoir pour conséquence la recréation, dans leur nouveaux pays, par les immigrés, de partis et d’associations politiques existant dans leur pays d’origine.
Des législations déjà en place ou en cours dans certains pays permettent ou permettront l’acquisition de la double citoyenneté et la possibilité pour des absents de participer aux votes politiques. Ceci revient à concrétiser ce qui pour beaucoup d’immigrants avait été une réalité seulement psychologique, à savoir leur sentiment d’appartenir à la fois à leur pays d’origine et à celui d’accueil. En reconnaissant ainsi cette multiplicité d’appartenances, les mécanismes sociaux aident à rompre avec la dimension totalisante et impérialiste des juridictions qui régissaient autrefois les espaces politiques. L’interdépendance économique mondiale et la facilité des déplacements encouragent de telles dualités de référence et d’appartenance.
Il y a aussi l’apparition de nouvelles structures spatiales qui peuvent être vécues comme étant à la fois publiques et privées : les centres commerciaux, les lieux de divertissement comme Disneyland, les grands complexes résidentiels, universitaires, industriels et commerciaux. Ces différents ensembles appartiennent à des individus ou à des sociétés privées ou publiques mais voient passer, en raison de leur fonction sociale, des flots permanents de personnes. Le rapport entre espaces publics et espaces privés a été altéré et il apparaît que les espaces publics tels qu’ils étaient traditionnellement définis sont sur le déclin. De plus, l’espace qui était autrefois public, ou tout au moins délaissé, comme des terrains vagues, sont de plus en plus occupés par des constructions.
Un changement ultime révèle des réseaux et la naissance de communautés qui ne dépendent pas d’un espace physique identifiable. Un service postal efficace et l’invention du téléphone a grandement contribué à développer ce mouvement au XIXème siècle, et de la même façon la facilité accrue des voyages par train, automobile et avion y a contribué au cours de notre siècle. Mais les progrès permettant d’associer téléphone, vidéo et ordinateur nous entraînent encore plus loin.
Sun Ra, le musicien de jazz d’avant-garde mystique aimait dire : « L’espace, voilà le véritable endroit » (Space is the place). Par là il se référait à l’espace sidéral. Mais sur terre, aujourd’hui, je pense que l’on devrait plutôt dire : « L’espace n’est plus le véritable endroit ».
La capacité de communiquer instantanément rompt la dépendance à l’égard de la co-présence physique nécessaire à l’échange interactif. Nombre de nos convictions fondamentales en matière de société se sont appuyées sur un monde physique plutôt qu’électronique. Un environnement cybernétique change désormais cette donnée. Le créateur d’un tableau d’affichage électronique à New York affirme que les architectes construisent des bâtiments « qui disparaissent dans les cieux alors que moi je fabrique toutes ces petites connections que vous ne pouvez voir. » Ces nouvelles connections sont horizontales et invisibles. Ce qui, bien sûr, soulève un riche éventail de problèmes sociaux.
Il devient possible de vivre éloigné les uns des autres - sur le sommet d’une montagne, dans le désert, en mer, sous terre, ou même dans l’espace ou dans un véhicule se déplaçant sans cesse - et d’entrer immédiatement en communication avec autrui par le truchement d’un’ ordinateur, d’un modem, d’un fax, d’un appareil vidéo, et d’un téléphone portable. Au-delà de l’importance du temps réel, les banques de données mondiales ainsi que les archives artistiques ou de l’industrie des loisirs pourraient en principe devenir accessibles indépendamment des limites traditionnelles imposées par les réalités physiques du temps et de l’espace.
Il a même été suggéré que les millions de personnes utilisant le réseau Internet pourraient poser leur candidature auprès de l’Organisation des Nations Unies en tant que première nation « spatio-cybernétique ». Alors que la télévision câblée nous promet cinq cents chaînes, en 1994 le réseau Internet offre déjà dix mille chaînes, et ce chiffre est en augmentation constante. Aux États-Unis on compte désormais soixante millions d’ordinateurs personnels.
B) Frontières du monde des sens et de la perception
Le territoire qui est compris a l’intérieur des frontières dans lesquelles fonctionnent nos sens livrés à eux mêmes est minuscule par rapport à ce qui peut être perçu. Ces frontières sont reculées, voire supprimées lorsqu’ils bénéficient du support et de l’aide d’appareils artificiels comme la technologie de vision nocturne et les méthodes d’analyse des schémas de l’ADN.
Les sens représentent bien sûr une sorte différente de frontières. Ce ne sont pas des frontières que l’on puisse traverser physiquement, comme on va d’un pays à l’autre ou d’un endroit à un autre. Il ne s’agit pas non plus d’une frontière conceptuelle du type de frontière entre le sacré et le profane. C’est une frontière cognitive ou expérimentale entre le connu et l’inconnu, ou encore entre ce qui a été soumis à l’expérience et ce qui peut n’être que du domaine de l’imagination.
Il y a une question à se poser à propos des frontières : que trouve-t-on de l’autre côté ? Avec les frontières conceptuelles, nous avons affaire à une opposition logique fondée sur la contradiction, voire sur l’opposition du couple inclusion/exclusion. Les frontières physiques peuvent séparer des lieux qui se définissent différemment sur le plan social (par exemple des pays) ou par des caractéristiques physiques différentes (par exemple les bords opposés d’une rivière, d’une vallée ou des montagnes) qui conditionnent le comportement humain. Mais les frontières de nos sens se trouvent dans une relation différente par rapport à leur altérité. Elles représentent une limite et ont une certaine opacité. Elles forment une barrière comme une porte fermée ou un « box canyon », canyon fermé en amont et en aval. Nous sommes alors tout simplement stoppés. L’autre côté n’est pas un autre endroit équivalent, comme un pays différent, ni une réalité contraire, comme le froid par rapport au chaud. À la différence de ces deux cas-là, la frontière, pour le monde des sens est une frontière qu’on ne peut traverser. La technologie peut éliminer une frontière comme lorsque qu’elle met au point des procédés pour voir la nuit ou elle peut simplement étendre le territoire de nos sens en altérant la proportion de ce qui peut et de ce qui ne peut pas être perçu, comme lorsqu’elle utilise des jumelles ou des images par satellites. La frontière externe demeure, mais est repoussée. Dans le premier cas nous avons la transparence, dans le second un recul de la limite, mais non pas sa disparition.
Les sens ont également servi de frontières pour délimiter le vrai du faux et le « réel » de l’« imaginaire ». La fonction des sens comme frontière et comme servant d’écran à notre capacité à juger est en train de s’affaiblir. Considérons, par exemple, la capacité de retoucher une image par technique numérique. Parmi les exemples bien connus on trouve le National Geographic Magazine qui, altérant par cette technique la taille des pyramides, les rendent plus belles pour la couverture du magazine. Dans mon étude sur la police secrète, j’ai cité un cas dans lequel la police, pour avoir des preuves de complicité visant à commettre un meurtre, avait pris une photographie de la victime désignée couchée sur le sol. Au moyen d’une retouche informatique, le technicien sépara alors la tête du corps, ajouta du sang sur la photo et l’imprima. Ce cliché fut présenté au suspect comme une preuve que le crime avait été accompli conformément au contrat qu’il avait signé. Les acteurs de cinéma comme James Dean et Marilyn Monroe peuvent désormais revenir sur l’écran pour de nouvelles aventures. L’animation par ordinateur qui créa les dinosaures pour le film Jurassic Park peut créer des images à l’écran qui ressemblent à des gens reconnaissables et les voix peuvent être reconstituées par synthèse.
On peut parler de réalité virtuelle ici, car elle arrive à donner le sentiment de réalité sans que celle-ci soit physiquement présente au sens traditionnel du terme. Nous avons affaire à des « villes et à des bâtiments construits par l’esprit ». Il est ainsi désormais possible pour un architecte de marcher à l’intérieur d’immeubles qui n’ont pas encore été construits. Les chercheurs en science moléculaire peuvent explorer des cellules qui existent réellement mais qu’ils ne pourraient pénétrer par des moyens traditionnels.
C) Les frontières du temps
Traditionnellement, le temps, pour autant qu’il implique le passé et le futur, est aussi une frontière. Il partage avec le monde des sens la notion d’une frontière entre le connu et l’inconnu. Dans la mesure où l’homme a reçu une certaine expérience ou une certaine connaissance du passé, celui-ci a la même relation avec le futur inconnu que celle qui existe entre ce que nous ne voyons pas lorsque nous sommes à la limite de nos possibilités de voir à l’œil nu.
Mais le temps diffère aussi du fait que son accessibilité avait jusqu’ici toujours été fuyante, un peu comme si on essayait de suivre du regard une petite quantité d’eau dans une rivière qui coule rapidement. Le passé est passé et traditionnellement notre aptitude à le revivre et à le connaître a jusqu’ici été très limitée. Cependant, grâce aux technologies modernes le passé peut, d’une certaine façon, être préservé et réactualisé par des moyens audio-visuels. Le temps est suspendu et, une rivière qui s’écoule se transforme en une eau dormante. Ceci va de films d’une naissance ou d’un mariage ou d’une bataille militaire jusqu’à la mise en évidence et la préservation d’éléments du passé qui auparavant n’étaient pas accessibles, comme les photos de l’évolution d’un embryon. L’accroissement du nombre de documents informatisés offre un autre type de conservation des données et d’accès à l’information qui, auparavant nous échappaient.
Avec l’élargissement de notre capacité à connaître le futur, particulièrement à partir d’une perspective probabiliste, nous assistons à une nouvelle rupture dans les frontières traditionnelles. Autrefois, le nombre des éléments du futur étaient presque sans limites. C’est ce qui alimenta l’optimisme américain et la croyance selon laquelle avec du travail et de la chance les choses pouvaient toujours s’améliorer. Les recherches sur l’ADN et les systèmes d’expertise qui produisent des profils de prédictions fondés sur l’analyse d’un grand nombre de cas, nous offrent désormais de plus grandes ouvertures pour prévoir le futur.
Autre élargissement des barrières temporelles: la quantité de temps qui sépare un événement de la connaissance que nous en avons. Le cadre temporel qui sépare les événements et l’accès à leur connaissance ont été grandement raccourcis. Le passé immédiat fusionne de plus en plus avec le présent. La nouvelle de la défaite de Napoléon à Waterloo ne fut connue qu’après plusieurs jours, et on se battit après la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis, parce que certains combattants n’avaient pas pu être prévenus de l’arrêt des hostilités. Aujourd’hui la bourse réagit immédiatement à des événements qui se pesant à l’autre bout du monde. De moins en moins de temps nous est laissé avant que nous puissions nous former un jugement, et alors que nous somme poussés à l’action immédiate par le tour des événements tel qu’il nous est proposé par la chaîne de télévision CNN, grâce à laquelle les dirigeants mondiaux comme les simples citoyens apprennent la survenue des événements aussitôt après qu’ils aient eu lieu.
Le coussin temporel qu’offraient auparavant des moyens de communication plus restreints et plus lents, se réduit de plus en plus. Les frontières entre l’action et l’inaction, entre le temps du travail et celui du repos, entre le temps privé et le temps public qui suivaient les rythmes naturels de la succession du jour et de la nuit, des semaines et des vacances saisonnières deviennent de moins en moins évidentes pour un nombre croissant de personnes qui sont « de service » indépendamment du moment et du lieu où ils se trouvent.
D) Frontières du corps et du moi
Dans le passé, les murs, l’obscurité, la distance, le temps, la peau étaient des frontières qui protégeaient les informations personnelles propres aux individus et aidaient à définir le moi. L’information concernant l’individu dépendait de lui-même, et de ceux et de celles qui le connaissaient. Les informations qu’on pouvait enregistrer et cataloguer sur un individu étaient de fait limitées. Mais, désormais, avec la croissance des banques de données, on voit apparaître une image virtuelle d’un individu fabriquée à partir d’informations recueillies par des ordinateurs séparés et distants, quoique souvent reliés entre eux. De nombreux registres ou dossiers comprenant des informations sur la santé, l’emploi, les condamnations, le permis de conduire, l’assurance, la propriété, le crédit, la consommation, l’éducation et la famille d’une personne particulière sont accessibles. On peut même consulter un ordinateur pour connaître toute la carrière gastronomique d’un sujet quelconque à partir de ses factures de restaurants informatisées.
Dans une société informatisée à ce point, le moi prend une signification de plus en plus extensible et avec le développement des moyens de classification et de traitement des données analysés par Michel Foucault, les façons de définir et de contrôler le moi se sont énormément agrandis. Nous ne sommes plus seulement la somme de nos propres biographies, mais nous sommes devenus une partie d’un type social élargi dont on peut définir par avance les potentialités de comportements. Les individus peuvent ainsi être définis en fonction de leurs écarts par rapport à tel ou tel point de référence ou telle norme référentielle.
Cet affinement dans notre connaissance de l’individu peut être mis à son service s’il présente une définition plus complète de ses caractéristiques, par exemple un livret scolaire ou universitaire indigent peut passer pour peu important si l’on peut démontrer qu’on est le genre de personne dont l’incapacité à apprendre n’est en réalité qu’une incapacité à rendre compte de ses connaissances en temps limité.
Mais ceci peut aussi desservir l’individu si d’autres personnes peuvent avoir accès ou obtenir des informations sur lui et les communiquer sans restriction à tels ou tels organismes pour satisfaire leurs propres fins. Ceci peut créer l’existence d’un système anonyme et géant de blackboulage qui écarterait de l’emploi, de l’accession à la propriété et à certains biens de consommation, des individus qui n’auraient aucun moyen de se défendre.
Les frontières traditionnelles du moi interdisaient que l’information sur l’individu ne circule trop librement d’une personne à l’autre à l’insu et sans le consentement des intéressés. Dans ce cas, les frontières traditionnelles (comme une porte fermée qui protégeait la vie privée) permettaient de garder les informations à l’intérieur du moi. De la sorte, cela accroissait la valeur de l’information sur l’individu qui pouvait alors utiliser cette information comme une richesse dont il disposait à sa guise et qu’il pouvait faire connaître aux autres lorsqu’il le jugeait utile.
Mais ces frontières traditionnelles du corps et du moi servaient aussi à écarter des influences et des informations non désirées, estimées gênantes, dangereuses ou inutiles. Détourner le regard, ne pas écouter, fermer une porte ou abaisser un store, s’éloigner, tout cela protège le moi de l’intrusion des formes extérieures de provocation et de manipulations. Mais avec les récents développements techniques, le moi est moins protégé face à des intrusions cachées ou à des possibilités de manipulations. Ceci pourrait, par exemple, prendre la forme de manœuvre aromatique par laquelle des parfums variés sont répandus dans les systèmes de chauffage et d’air conditionné (par exemple, des parfums de jasmin ou de citron) ou bien de messages subliminaux envoyés sur les écrans d’ordinateurs, par messages radio ou télévisés.
Il y a aussi le maintien de l’ordre et les utilisations militaires que les russes appellent « redressement psychique par moyen acoustique ». Depuis les années 1970, les expérimentateurs russes prétendent avoir mis au point des techniques qui peuvent être utilisées pour contrôler les manifestants et les dissidents et qui peuvent démoraliser ou réduire les capacités d’action des opposants aussi bien que d’augmenter les performances. Ceci est rendu possible grâce à des moyens acoustiques informatisés dont on dit qu’ils sont capables d’« implanter des pensées dans la tête des gens » sans que ceux-ci puissent en détecter l’origine. De tels commandements inaudibles pourraient altérer la conduite.
Un dernier facteur en relation avec cette rupture des frontières entre le corps et le moi, c’est le brouillage des frontières entre l’humain et le non-humain. Les robots (cyborgs) n’existent pas seulement dans la science-fiction. Nous voyons de plus en plus d’êtres humains avec des organes ou des éléments artificiels, et les recherches sur le sang et la peau artificiels sont actuellement bien avancées. On dit que l’armée américaine a secrètement expérimenté l’implantation de puces électroniques chez des chimpanzés et a même évoqué la possibilité d’implants chez l’homme. Nous voyons des robots qui sont fabriqués pour se comporter comme des humains et on fait parallèlement beaucoup d’efforts pour obtenir des humains qu’ils deviennent plus efficaces, en modelant leurs actions sur celles des machines. La facilité avec laquelle nous tirions le trait entre l’humain et le non-humain, entre l’organique et l’inorganique se retrouve ainsi très contestée.
Nous n’analyserons pas ici en détail le riche éventail de questions sociales induites par tous les changements que nous venons d’évoquer. Mais on peut quand même en rappeler brièvement quelques unes :
1) Implications d’une augmentation des interactions anonymes et arrivée de communautés virtuelles.
2) Nouvelles significations du moi et de l’humain.
3) Éventuelle diminution de l’autonomie et de la responsabilité individuelles.
4) Transformations dans la vie intérieure comme résultat de la diminution de la capacité à contrôler l’information personnelle.
5) Moindre confiance dans les sens.
6) Surinformation.
7) Domination sociale et technique d’une nouvelle classe de spécialistes de l’information et formes nouvelles de stratifications sociales fondées sur l’accès à l’information.
8) Expansion de l’importance de populations déviantes ou potentiellement déviantes.
9) Nouveaux conflits à propos des styles de vie, des règlements, des lois et de la signification de la propriété.
10) Nouveaux problèmes à propos de la validité et de l’explication des faits.
11) Déclin possible des techniques conventionnelles du savoir-vivre en société.
12) Disparition partielle des notions de sacré et du mythe.
Quelques précisions
Les remarques ci-dessus méritent quelques précisons :
Je parle ici en tant que spécialiste des sciences sociales et non pas en tant que « fondamentaliste » (mouvement protestant américain opposé au modernisme). Pour ces derniers, les choses sont vraies parce qu’ils ou elles disent qu’elles le sont. Au contraire, je lance ces idées comme des hypothèses susceptibles d’être soumises à un test empirique systématique. Je ne partage pas la certitude du journaliste américain Lincoln Steffens qui déclara, au retour d’une visite en Union Soviétique en 1919, « J’ai vu le futur et ça marche ». Je ne crois pas en l’inéluctabilité historique de ces transformations de la société. Selon les termes de George Orwell, « Je ne crois pas que la société que je viens de décrire verra le jour, mais quelque chose qui lui ressemble pourrait bien arriver ».
Avec un milieu social donné, fonctionnant selon un système de libre entreprise, d’intérêts conflictuels, et compte tenu de l’organisation et de l’ingéniosité humaine, il y aura des défis continuels pour le contrôle et l’autonomie de la machine. Les humains réagissent toujours aux situations auxquelles les confrontent le milieu extérieur et leurs propres inventions sociales et techniques, ils ne les subissent jamais purement et simplement sans intervenir en retour gour les améliorer. De façon ironique, des systèmes technologiques interdépendants très complexes ont une certaine vulnérabilité. La technologie est tributaire de contextes sociaux antérieurs : elle en vient et elle les structure à son tour. Nous ne devrions pas plus opter pour un déterminisme technologique que pour toute autre approche unique : la technologie doit être envisagée comme étant à la fois un effet et une cause.
Nous devons rester humble lorsque nous envisageons le futur. Il est difficile d’anticiper les conséquences à long terme des innovations techniques. Un sociologue qui aurait été présent à l’époque de l’invention de l’imprimerie aurait pu dire : « L’imprimerie ne saura servir qu’à renforcer le pouvoir du Roi et de l’Église »; Le lien entre l’alphabétisation des masses et la démocratie n’était guère évident. En son temps, l’automobile fut accueillie avec satisfaction par les spécialistes des villes de l’époque comme un moyen permettant de lutter contre la pollution causée par les chevaux. Certaines conséquences de la technique sont imprévues et indésirables et vice versa. Les véritables résultats de la technologie sont multiples et se situent vraisemblablement à mi-chemin entre le pessimisme des Luddites (briseurs de machines) du siècle dernier et l’optimisme béat des supporters à tout crin de la technique moderne.
Prévoir de telles choses ce n’est ni les justifier par avance ni les souhaiter forcément. Ma position se situe entre le cynisme de la sociologie des stratifications sociales pour laquelle, comme nous le rappelle Ray Charles, « Ceux qui sont privilégiés aujourd’hui, ce sont ceux qui l’étaient déjà hier. » et l’optimisme technologique du pragmatisme et de l’esprit d’entreprise américains, tempérée par l’esprit critique humaniste européen. Dans la brève nouvelle de Kafka, La colonie pénitentiaire, nous voyons un directeur de prison qui invente une machine destinée à administrer la punition parfaite, et qui finit par être tué par sa propre machine.